Le film Matrix, sorti en 1999, projette sur l’individu du XXIe siècle un éclairage saisissant.
Dans le monde qu’il prédit, le corps des êtres humains est exploité comme ressource par un système que régit une pure logique algorithmique.
Ce qui rend supportable pour les humains cette captation de leur énergie, c’est que leur vie psychique est investie dans une fiction numérique, qui accapare toute leur attention.
Matrix acte ainsi une séparation brutale de la vie du corps (entièrement exploité) et de la vie de l’esprit (entièrement imaginaire).
Le corps réel est comme anesthésié, inerte, flottant, coupé de son environnement proche, enfermé dans une bulle, isolé des autres corps, dépossédé d’une perception sensorielle de soi.
Simultanément, son système neurologique est branché sur un programme qui génère directement des excitations et stimule ainsi un imaginaire en roue libre, une pseudo-conscience sans corps, hors réel, privée des sensations de l’expérience vécue.
En un sens, l’hypothèse de Matrix, en mettant le corps hors-jeu et en laissant toute la place à l’imaginaire, pousse à l’extrême les conséquences logiques du concept d’individu.
L’individu –– étymologiquement : ce qui est indivisible – ne se conçoit que comme entier, et vit comme une épreuve frustrante, et parfois traumatisante, l’expérience d’être corps.
En effet, cette expérience le confronte directement à ses déterminations et à ses limites, et révèle le caractère illusoire de sa prétention à la cohérence et à la maîtrise, telle qu’elle est entretenue par la fiction numérique.
Dans un ouvrage paru en 2004, intitulé La fragilité, Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste, identifie une dimension de l’être humain, autre que celle d’individu, qu’il nomme la personne, et à partir de laquelle peut s’engager une réflexion critique sur les impasses de l’individu au XXIe siècle.
Car, écrit-il, l’individu s’identifie uniquement à sa conscience : ni son corps, ni son milieu ne font partie de lui, pas plus que lui ne fait partie d’eux.
En contrepoint de l’individu, Miguel Benasayag définit la personne comme une instance de multiplicité, ouverte à l’expérience du vivant, supportant le doute et la contradiction, et assumant la fragilité comme la condition même de l’existence.
Daniel Migairou, juin 2020