Article paru dans le numéro 239 de la revue Éducation permanente consacré aux pratiques de médiation.

Tiercéité du tiers et singularité du sujet : une dynamique de formation.

Résumé

La demande de formation, à la fois institutionnelle et personnelle, s’inscrit dans le discours actuel du travail, un discours de la performance, qui promet la compatibilité de l’adaptation et de la réalisation de soi. Dès lors qu’il s’autorise d’une position de tiers suffisamment tiers, le formateur peut faire médiation entre une logique d’objectivation de soi qui sous-tend ce discours et la dimension de sujet de la parole qui seule permet à la personne une élaboration de son expérience faisant fond d’une inventivité marquée du singulier.

Lire l’article

Thèse de doctorat en philosophie soutenue le 15 décembre 2023 au Cnam de Paris.

Poïétique de la parole ouverte. Actualité de la médiation singulière comme clinique de l’être-sujet au travail.

Sous la direction de M. Éric Hamraoui, maître de conférences HDR en philosophie (Cnam)

Thèse effectuée dans le cadre d’une Convention industrielle de formation par la recherche (Cifre) avec l’Association nationale de la recherche et de la technologie, le Centre de recherche sur le travail et le développement du Cnam et le Cabinet Interstices Médiation.

Jury

Mme Corinne Gaudart, directrice de recherche au Cnrs-Lise et ergonome : Présidente
M. Stéphane Haber, professeur de philosophie, Université Paris Nanterre : Rapporteur
M. Thomas Périlleux, professeur de sociologie, Université catholique de Louvain : Rapporteur
Mme Dorothée Legrand, chargée de recherche en philosophie, Cnrs-Ens Archives Husserl : Examinatrice
Mme Muriel Prévôt-Carpentier, maîtresse de conférences en ergonomie, Université Paris 8 : Examinatrice
M. Pierre Marie, psychanalyste : Invité
Mme Laure Veirier, directrice associée du cabinet Interstices Médiation : Invitée

Résumé de thèse

Poïétique de la parole ouverte. Actualité de la médiation singulière comme clinique de l’être-sujet au travail. – À partir de la pratique clinique de médiation singulière, et en prenant principalement appui sur des travaux de philosophie contemporaine, cette thèse se propose de faire un état des lieux des effets du discours de la performance sur la parole du sujet au travail, de repérer les déterminations d’une crise mutique paradoxale de la dimension d’être-sujet, et d’identifier les ressorts inventifs propres à la parole singulière. En effet, les mutations récentes du travail apparaissent comme étant à la fois cautionnées et amplifiées par le développement d’un nouveau type de discours, le discours de la performance, qui conditionne la parole des personnes au travail en malmenant leur dimension de sujet. Les demandes d’accompagnement professionnel, dont le nombre va croissant, s’énoncent depuis ce discours auquel elles adhèrent et dont elles révèlent l’emprise sur l’usage actuel de la parole. La médiation singulière est une pratique d’accompagnement professionnel atypique, qui vise à faire place à la dimension de sujet en créant les conditions de possibilité d’une réarticulation entre travail et parole. Cette pratique, qui peut être située épistémologiquement entre analyse du travail et de l’activité, philosophie et psychanalyse, constitue le terrain et le paysage de cette recherche. La demande y est considérée dans ses multiples déterminations paradigmatiques dont un repérage fin permet de suspendre toute évidence d’y répondre. La notion d’individu apparaît tout à la fois comme la contre-face de la demande et son horizon, se substituant à la dimension d’être-sujet alors reléguée. Toutefois, l’emprise de ce discours sur la parole peut être renversée en séance à partir de la non-réponse à la demande, et selon trois principes. Le premier est la place faite au corps sensible dans l’acte de parole, là où est attendu au travail un corps désensibilisé, chosifié, exploité. Le deuxième est l’institution du sujet, ramenant à la loi des êtres de langage, une loi donnant et reconnaissant une place à l’être parlant en dehors de toute autre condition. Le troisième est le principe d’inadéquation, comme alternative à l’injonction de maîtrise et de contrôle consubstantielle au discours de la performance, qui imprime son ordre en donnant l’illusion qu’il est privé de toute alternative. Ces trois principes peuvent concourir en séance à une subversion de ce discours. Pour cela, le praticien en médiation singulière occupe, dans le dispositif qu’il met en place et conduit, une position de tiers-vide-instituant, par laquelle il crée et maintient une disparité qui détonne et déconcerte, permettant l’instauration d’un lieu faisant place à l’écart et au différent. Il soutient la possibilité du manque, veille à l’ouverture propre à l’acte de dire, coupe dans les continuités reconstituées, accueille ce qui émerge et surprend. Il met en œuvre un savoir praxique, un savoir qui s’élabore par des allers-retours entre pratique et théorisation. C’est à cette condition que la position de tiers-vide-instituant est tenable et agissante, qu’elle permet l’émergence d’une inventivité articulée au singulier. Cet inventif singulier est le fait de l’être parlant, c’est-à-dire d’un être qui consent à passer par la parole, à faire de la parole ce par quoi se tisse une relation singulière à soi, à l’autre et au monde. Cette relation passe par l’habitation de l’ici et l’engagement dans les accès qu’elle autorise. Elle s’inscrit dans le rythme et la temporalité contrapuntiques d’une parole pensante. Elle repose sur l’exigence d’une tiercéité suffisamment tierce. Enfin, le politique et le psychique, qui étaient maintenus hors-champ par le discours de la performance, peuvent être réintégrés à l’échelle de l’acte de parole qui articule alors la singularité de l’être-sujet à un désir de faire-monde.

Mots clés

Médiation singulière, tiercéité, être-sujet, institution, inadéquation, inventivité

Texte issu de la communication présentée à l’occasion du Colloque Encontro international sobre el trabalho à Joao Pessoa, Brésil, août 2022, puis publié dans les actes du colloque.

Parler le travail au pied de la lettre : la créativité du dire dans l’accompagnement professionnel.

Résumé : À partir d’une pratique clinique d’accompagnement professionnel dans l’approche dite « de médiation singulière », ce texte interroge les conditions de possibilité d’un dire créatif en séance à partir de la capacité pour le praticien de se faire instituant d’un lieu de parole différentiel, à l’écart, lui permettant de faire entendre à la personne « ce qu’elle dit sans vouloir le dire », et que surtout elle n’entend pas. La position du praticien repose alors sur une différenciation entre parole et discours en séance.

Dire, sens, débord

Ce qui est dit, il est difficile de l’entendre sans y prêter un sens. C’est ainsi que la personne qui entend va produire le sens de ce qui est dit par celle qui parle. Quant à celle-ci, sa parole n’est pas dénuée d’intention, mais du fait même qu’elle parle, elle fait entendre autre chose que ce qu’elle croyait dire. D’où le malentendu si ordinaire entre les êtres parlants : souvent, dans ce que nous disons, nous sommes mal entendus. Parler au pied de la lettre, c’est cette expérience que rend possible pour une personne le fait que celui ou celle qui l’entend se retire des évidences, des implicites, du « bon sens », et se tient au plus près de la lettre de son dire afin de le lui faire entendre. Car le dire excède le dit (Lacan, 1953), le déborde, témoigne d’une dimension de sujet, en tant que se risquant à dire du réel quelque chose qui fait signe de sa singularité. Ce dire en excès du dit, en débord du dit, il permet à la singularité de la personne qui parle de tenter de s’articuler au réel qui l’interroge. Ce n’est qu’en tant qu’elle est « qui elle est » et non pas « qui elle croit qu’elle est », ni « qui il lui est demandé d’être » qu’elle peut accéder à une pensée singulière, une pensée qui s’élabore par et à travers son dire adressé à une autre personne qui l’entend. Cette pensée sur un réel qui interroge ou affecte, telle qu’elle prend forme à travers un dire singulier, elle est le lieu-même de la créativité. Une créativité qui prend appui sur ce dire nouant au réel des situations la singularité du sujet et d’un agir en devenir. Cette créativité du dire, quelles en sont aujourd’hui les conditions de possibilité en milieu professionnel ? C’est la question que soulève une demande d’accompagnement.

La demande et le discours

De prime abord, les demandes d’accompagnement professionnel se formulent dans des termes compatibles avec le contexte professionnel de la personne, et avec ce qu’elle imagine recevable de la part du praticien qu’elle sollicite. Il s’agit le plus souvent d’une demande d’aide pour faire face à un contexte professionnel qui la préoccupe, l’affecte, l’interroge. Elle voudrait pouvoir y voir plus clair, trouver des ressources nouvelles, prendre position, se lancer ou se relancer, etc… Elle prête au praticien un savoir sur le monde professionnel qui est le sien, et/ou sur une méthode de résolution de problèmes. Or un accompagnement professionnel n’est pas sollicité pour des questions techniques, qui relèvent d’une connaissance dans un champ objectif ou objectivable : droit, finance, informatique, etc, auquel cas, c’est un expert de cette technique qui serait sollicité. Cet accompagnement est sollicité pour des difficultés qui concernent un « à-côté-du-technique », une dimension « pas-seulement-technique ». Mais si c’est « pas-seulement-technique », alors qu’est-ce que c’est ? Un accompagnement professionnel est souvent sous-tendu par la question « qu’est-ce que c’est » : qu’est-ce que c’est qui ne va pas ? qu’est-ce que c’est qui manque ? qu’est-ce que c’est que je ne comprends pas ? C’est un « qu’est-ce que c’est » qui ne relève pas du monde des choses, mais qui se situe entre le monde des choses, l’humain au singulier et l’humain au pluriel ; entre le passé, le présent et le futur ; entre le réel, l‘imaginaire et le symbolique. En cela, l’accompagnement professionnel est souvent sollicité pour ce que l’on pourrait appeler une difficulté à penser, à penser ce qui se passe, à penser ce qui pourrait être fait. Combien de fois cette personne a-t-elle été confrontée à des difficultés qui n’étaient pas seulement techniques et qu’elle a résolues sans s’en rendre compte, en puisant dans son expérience, dans ses savoirs, en sollicitant les conseils d’un expert, le soutien d’un collègue ou d’un partenaire ? Mais cette fois-ci, cela l’arrête. Pour autant, ce que la personne formule dans ces termes qu’elle juge acceptables, c’est bien une demande d’aide à s’adapter à un contexte différent, ou parfois à un même contexte auquel elle ne parvient plus à s’adapter. Cette adaptation qui est demandée, elle attend d’abord du praticien une adhésion aux évidences et aux implicites qui la sous-tendent. En un sens, la personne demande au praticien de considérer sa problématique comme étant seulement technique, et s’inscrit ainsi de fait dans un discours dont elle-même serait l’objet, un objet en défaut. Or sa parole fait entendre autre chose, elle fait entendre que quelque chose l’entrave, quelque chose sur quoi elle bute et qui l’arrête dans son mouvement de pensée sur les situations qu’elle vit. L’enjeu de l’accompagnement serait-il alors de créer pour la personne les conditions d’une parole de sujet sur les situations qu’elle rencontre, une parole qui pour cela soit à même de se démarquer du discours qui l’enserre ?

La parole pliée à une logique instrumentale

Car parler, au travail, cela ne va pas de soi. Parler, ce n’est pas seulement donner des informations, des indications, des ordres, même si c’est là l’usage de la parole qui prévaut dans les milieux professionnels. L’activité de travail a toujours impliqué un usage fonctionnel de la parole, nécessaire à la coopération entre les personnes, à la coordination de leurs actions, à la transmission de consignes, de conseils, de mises en garde. Mais depuis une trentaine d’années, les technologies de l’information ont généré de profondes mutations dans les façons de travailler, que ce soit dans des entreprises privées ou publiques, dans des associations ou pour des travailleurs indépendants. C’est l’ensemble du rapport au travail qui passe désormais par un usage de systèmes d’information articulés autour de procédures. La parole y est considérée comme l’un des moyens de transmettre des informations, mais un moyen moins moderne, par exemple, que celui de « l’écrit instantané » du message électronique que ses caractéristiques rendent plus compatible avec les systèmes d’information : stable, car il peut être consulté plusieurs fois et archivé ; fluide, car quelle que soit sa longueur, il atteint son destinataire en une fraction de seconde, que celui-ci soit disponible ou pas ; visuel, car la lecture sollicite la vue, sens qui prédomine sur l’ouïe, et le message peut être vu et parcouru en tous sens là où la parole se déroule suivant un fil. C’est ainsi que la parole se voit considérée comme un moyen d’information et de communication un peu désuet, dans des activités de travail centrées désormais sur des logiques de performance (Han, 2014). Ces logiques de performance s’appuient sur les différents vecteurs d’information, et à ce titre plient la parole à l’ordre d’un discours instrumental, de la même façon que l’exercice de certaines tâches imprime physiquement ses plis à l’usage du corps. Les plis ainsi inscrits dans la parole sont d’autant plus profonds que se raréfient, en milieu professionnel, les lieux et les conditions d’une parole autre, c’est-à-dire en un sens une parole dépliée. D’une instrumentalisation normale de la parole dans les contextes qui l’ont toujours exigée, nous sommes passés à l’absorption de la parole dans une logique d’information et de communication régie par des systèmes et des procédures. La modalité du discours, en tant qu’usage de la parole afin de produire un effet sur l’autre et d’en obtenir quelque chose, s’étend à ce qui reste de « parlé » dans les échanges d’information liés à l’activité de travail. Cette extension de l’emprise du discours sur leur propre usage de la parole plonge les personnes dans un désarroi souvent difficile pour elles à identifier, et que l’on pourrait appeler la perte d’accès à une parole pleine (Lacan, 1953).

Failles du discours et dire créatif

Tout être parlant use du langage dans la forme qu’est la langue, cette langue précise qu’il parle, et qu’il parle inévitablement de façon singulière. Une personne se laisse traverser par la langue, et lui donne en parlant, à cette langue, une forme qui, de par la situation dans laquelle cette parole s’énonce, fait signe de ce qu’il en est de sa singularité. Ainsi, sa façon de parler peut tout aussi bien faire entendre la prise sur elle d’un ou de plusieurs discours, ces discours dont la fonction est d’organiser la parole, de la structurer, de l’orienter afin qu’elle produise un effet sur d’autres personnes. Prise dans un discours, la parole fait signe avant tout de ce que c’est « de l’autre » qui parle par ce discours à travers la parole de l’un, dont à ce moment précis la dimension de sujet reste en retrait et, en un sens, s’absente. C’est en quelque sorte cette absence de la dimension de sujet que, dans la séance d’accompagnement, le praticien peut valider ou tout au contraire interroger. Il validera cette absence s’il répond à la demande d’adaptation, en consentant à se faire le prestataire de ce que le discours de la personne rabat sur une problématique technique. De même, il validera cette absence en se faisant sourd à ce que la parole de la personne fait entendre comme dissonance par rapport au discours qu’elle tient. En revanche, le praticien interrogera cette absence de la dimension de sujet en portant son attention sur ce qui, de la parole de la personne, se disjoint du discours qu’elle cherche à épouser. Car des interstices s’ouvrent inévitablement dans le déroulé du discours. C’est par ces interstices que cette absence du sujet se manifeste comme un retrait, un retrait qui tout à la fois témoigne de sa présence. C’est par ces interstices qu’un dire créatif peut se risquer en dehors des chemins balisés du discours. Un dire créatif surgit par une parole pleine, une parole qui, échappant à la personne qui parle, vient dire quelque chose qu’elle ne sait pas savoir ou qu’elle croit ignorer, un dire qui la surprend, ou que le plus souvent elle ne s’entend pas dire. Le praticien peut alors soutenir la personne dans ce qu’elle ignore venir chercher, alors même qu’elle l’a sollicité par une demande tout à fait normale, normée, prévisible, une demande d’aide face à une situation par rapport à laquelle elle se sent en défaut. Ce qu’elle ne demande pas – mais précisément ce n’est pas demandable –, c’est cela qu’elle vient chercher en l’ignorant, et dont elle fait signe au praticien : un lieu pour une parole pleine, une parole sans anticipation, sans calcul. Une parole sur ce qu’elle vit au travail et que le contexte de travail rend impossible.

Instituance, épiphanie

Venir en séance, c’est pour la personne entrer dans un espace-temps dont le praticien pose et tient les règles, dans une plus ou moins grande continuité langagière avec l’environnement professionnel de la personne. La façon dont le praticien la reçoit dans cet espace-temps, la façon dont il use lui-même de la parole pour poser le cadre de cet accompagnement, vont constituer pour la personne une expérience de « prendre place ». Repose alors sur le praticien la responsabilité de donner à cette personne une place qui ne lui interdise pas de parler, ou, plus exactement, une place qu’elle puisse occuper sans qu’un discours y soit attendu. Ce qui s’opère alors ainsi, c’est une forme « d’instituance » à une dimension de sujet, le praticien accordant à la personne non seulement une place, mais une place en tant qu’être parlant. Le praticien donne à cet espace-temps une valeur contenante (Winnicott, 1971) autorisant un jeu dans le rapport entre parole et discours, donnant du jeu à la parole qui peut ainsi, deci delà, se désaccoller du discours. C’est ainsi que peut émerger une parole pleine, et que la personne pourra reconnaître son dire tel que le praticien va s’autoriser à l’entendre, c’est-à-dire tel qu’il va l’autoriser à s’y risquer. Car c’est toujours un risque de parler, c’est toujours un risque de se laisser surprendre par ce qui ne peut plus alors ne pas se dire, et qui expose la personne dans sa dimension de sujet. Cette épiphanie du dire ouvre alors pour la personne la possibilité d’un rapport singulier aux situations qui l’arrêtaient et l’ont conduite à solliciter un accompagnement. Dans ces ouvertures que crée la parole pleine, soutenue par le praticien, la personne peut alors questionner son travail « au pied de la lettre de son dire », un dire créateur des conditions de possibilité d’une pensée sur ces situations. Dans ces conditions, l’accompagnement professionnel n’est pas dépourvu d’une dimension clinique : une clinique du sujet au travail, une clinique de l’être parlant, cet être « parlant et pensant » tel qu’il est mis en porte à faux, en milieu professionnel, par l’emprise du discours de la performance.


Bibliographie
Han, B-C, Psychopolitique, Le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir, 2014
Lacan, J ., Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, 1953
Winnicott, D, Jeu et réalité, 1971

Texte paru dans l’ouvrage collectif Pour un coaching sans outil publié par la Société française de coaching, Éditions StoryLab, 2023.

Bord de mare (Fabliau).

Vous connaissez l’histoire. C’est l’histoire de la grenouille qui va mourir cuite dans une eau chauffée suffisamment lentement pour qu’elle n’en soit pas alertée. C’est une histoire connue et archiconnue, qui fait fonction de fable. Imaginons Candide qui pose la question que l’on n’attendait pas : pourquoi donc la grenouille ne s’inquiète-t-elle pas de ce dispositif dont elle est entourée ?

Car cette expérience que rapporte la fable, elle nécessite indiscutablement tout un dispositif. Il doit bien y avoir une certaine activité autour de la grenouille, un appareil de chauffage, ou une source de chaleur, un feu, et aussi bien sûr quelqu’un ou quelques-uns pour activer cette technique de chauffage. Peut-être se font-ils très discrets. Mais peuvent-ils éviter de laisser des indices que quelque chose se trame ? D’autant qu’il doit y avoir dans les parages des observateurs, ou tout au moins des caméras.

Pourquoi donc la grenouille n’en est-elle pas alertée ?

Peut-être pour la raison suivante : la grenouille n’a pas de conscience de soi ni du monde. Le comportement de la grenouille est régi par un ensemble d’instincts innés, qui lui sont transmis héréditairement, et elle n’a pas de conscience de soi ni de conscience du monde. Cela ne veut pas dire qu’elle n’est pas capable d’invention, et de beaucoup d’astuces pour survivre, mais seulement à partir de ce qui lui a été transmis : elle est donc entièrement régie par le passé, par un déterminisme absolu.

Car cette conscience de soi et du monde qui lui fait défaut, et dont nous, les humains, disposons, elle n’est peut-être pas sans lien avec cet autre trait qui nous différencie de tout autre être vivant, et qui est d’être des êtres parlants, des êtres de langage.

Certes, les animaux disposent de moyens de communication. Ils sont tout à fait à même de se transmettre des informations liées à des phénomènes dont il existe pour eux des signes permettant de les faire savoir à d’autres. Les phénomènes en question concernent un présent factuel. Ainsi, cela peut être de prévenir de l’arrivée d’un prédateur. Ou encore une abeille peut faire savoir à d’autres abeilles comment aller jusqu’à une source de nourriture qu’elle a trouvée, éventuellement la qualité de cette nourriture. Mais elle ne pourra pas lui dire que le goût de cette nourriture lui a évoqué un souvenir de jeunesse. Elle ne pourra pas lui dire : j’en ai marre de passer la journée à transporter du nectar. Elle ne pourra pas le lui dire, tout simplement parce qu’elle n’en a pas marre, parce qu’elle n’est pas consciente qu’elle transporte du nectar, parce qu’elle n’a pas conscience qu’elle est une abeille. Un pigeon peut informer une pigeonne de ses intentions sexuelles à son endroit, mais pas lui dire ce qu’il ressent quand il la voit, ou lui dire qu’il a rêvé d’elle la nuit précédente. Les êtres parlants que nous sommes se servent certes en partie du langage pour se transmettre des informations, mais bien davantage pour exister dans le monde, avoir des relations avec certains autres, occuper une place en tant que quelqu’un qui porte un nom et qui est différent de tous les autres. Nous nous servons du langage pour dire, c’est-à-dire pour exister en tant que nous usons de la parole d’une façon qui nous singularise et nous inscrit dans un certain rapport au monde.

Revenons à notre grenouille. Se laisserait-elle cuire à petit feu parce qu’elle ne dispose pas du langage comme moyen d’exister et d’établir une certaine relation au monde ? Car, sans conscience du monde, comment pourrait-elle concevoir que le monde ou tout ou partie des êtres qui le peuplent soient l’objet d’une expérimentation ?

Pour un animal, être proie ou prédateur n’est qu’une réalité extrêmement prévisible : un prédateur ne tue jamais que pour se nourrir, et toujours un être vivant de l’espèce qu’il est programmé par son instinct de rechercher comme proie. Dans certaines espèces animales, de violents combats ont lieu entre mâles dominants, mais ces combats s’arrêtent bien avant la mort de l’un des combattants, et ne vont jamais jusqu’à la destruction de l’autre.

Que l’autre puisse être un objet, un objet d’étude, d’expérimentation, d’emprise, de jouissance, cela ne traversera jamais, ne serait-ce qu’un instant, l’esprit d’une grenouille.

Imaginons (au scandale !) que cette expérience faite avec une grenouille soit tentée avec un être humain. Que se passerait-il ?

Il faudrait tout d’abord, pour qu’il reste tranquille, lui donner une occupation, sans quoi il risque de bouger, sa curiosité le poussant à aller voir ailleurs, vu qu’ici il ne se passe pas grand-chose. rien de spécial, rien de nouveau.

Il faudrait donc que cet humain que l’expérience veut cuire à son insu soit occupé. Et que cette occupation le maintienne sur place, si possible dans une position relativement passive, de façon à ce qu’il consente à rester là et à s’occuper de peu. Qu’il soit occupé donc, à quelque chose qui le mobilise peu, mais qui l’accapare suffisamment pour qu’il ne soit pas trop attentif à son environnement et ne découvre pas incidemment le dispositif qui l’entoure, et dont il est l’objet.

Il se peut toutefois que la présence, certes discrète, des techniciens de cuisson, des observateurs, ainsi que des personnes qui s’occupent de son occupation, finisse par l’interroger. « Qu’est-ce donc que tout cela ?… Je suis en train de passer du temps à des activités de peu d’intérêt, mais cela semble correspondre à ce que l’on attend de moi. Je suis en un sens satisfait de cette satisfaction que je procure, mais je m’ennuie ». Les personnes qui s’occupent de son occupation sont alors préoccupées : « Comment allons-nous faire pour qu’il cesse de se tourmenter ainsi ? ». Leur vient alors l’idée de l’impliquer er de le responsabiliser sur le niveau de satisfaction que son occupation procure, de façon à ce que la gratification qu’il va recevoir en retour augmente d’autant sa propre satisfaction.

Mais il y a le corps qui envoie des signes troublants : ça se désaligne, le corps proteste, grince. Pourquoi donc ? Non pas parce que la température de l’eau augmente, elle augmente si lentement, c’est à peine perceptible, ça laisse le temps de s’adapter. Non, le corps proteste parce que cette passivité dans une occupation de si peu d’intérêt, cela finit par l’affecter : il y a un monde à découvrir, des expériences à vivre, et puis aussi peut-être quelques aménagements à réaliser dans ce monde qui est loin d’être parfait. Un être parlant, doté d’imagination, de valeurs, de rêves, ne pourrait-il pas un peu s’occuper de transformer le monde, plutôt que de consentir à ces occupations qui, avant tout, répondent à des demandes qu’on lui fait. Finalement, il s’est accoutumé à cela, il est devenu lui-même un peu demandeur de ces demandes des autres auxquelles il va répondre. C’est répétitif, mais cela lui procure une indéniable satisfaction.

Et pourtant, c’est bien là que ça coince, pour lui, pour cet humain qui barbote : il se sent coincé dans cette satisfaction répétitive à laquelle il s’emploie, et qui l’attache à cet endroit, à cet endroit qu’il ne connaît pas si bien que ça, qu’il n’a jamais trop pris le temps de regarder, ni d’essayer de comprendre comment ça marche et à quoi ça sert. Très tôt, il a trouvé certaines satisfactions auprès de ces personnes qui s’occupent de son occupation. Il n’a pas réfléchi plus que ça. Et c’est ça qui coince aujourd’hui, il sent qu’il y a vraiment quelque chose qui ne va pas. Il pourrait se dire que c’est lui qui ne va pas, mais il n’en est pas sûr. Il s’interroge.

Et là, les personnes qui s’occupent de son occupation ont senti qu’il fallait intervenir. Qu’il fallait proposer quelque chose de nouveau. Quelque chose de plus. Pour qu’il se sente écouté, compris, soulagé, et qu’il arrête de s’agiter, là où il barbote. Pour qu’il puisse se réaligner, qu’il puisse se réinvestir, et qu’il cesse de s’interroger.

La grenouille n’est pas consciente de la finitude de son existence, elle vit dans le pur présent. En un sens donc, elle ne meurt pas quand sa vie se termine.

Mais pour notre humain en pleine crise, le moment est peut-être venu de regarder en face sa propre mort. Peut-être lui ouvrira-t-elle les yeux sur ce jeu auquel il se prête depuis toujours et qu’il n’en peut plus de continuer à jouer, ce jeu dont il ne parvient plus à nier la facticité, la vacuité. Si la vie va finir, alors c’est la répétition qui est mortelle.

Et si maintenant, ce monde qu’il a fugacement entraperçu malgré les écrans de l’occupation, il se risquait enfin à partir à sa rencontre ?

Daniel Migairou
14 juillet 2022

—–
Post-scriptum : Ce que notre Candide ne savait pas, c’est que l’histoire de la grenouille n’est pas qu’une fable, mais une véritable expérience, réalisée en 1869 par le physiologiste allemand Friedrich Golz, expérience pour la réalisation de laquelle, il n’est pas inutile de le préciser, la grenouille avait été préalablement décérébrée.

 

Texte publié sur le site de l’association PREMiS (Professionnalisation et recherche en médiation singulière) en octobre 2021.

La médiation singulière et le pluriel de la singularité.

Les activités d’accompagnement professionnel, dites aussi coaching, dans les multiples formes qui sont les leurs, se pensent, se structurent, s’enseignent le plus souvent à partir et autour d’une ligne qui séparerait d’un côté la logique de l’organisation et de l’autre côté celle de l’individu. Cette division en deux côtés distincts et opposés ramène au très vieux conflit entre l’individuel et le collectif, et positionne le praticien comme un potentiel facilitateur, voire conciliateur. C’est à ce titre qu’il est sollicité, pour sa capacité supposée à permettre un dépassement de ce hiatus immémorial, que chacun voudrait pouvoir ici régler comme on règle un problème. Une entreprise sollicite un coach pour concourir, disons, à l’adaptation d’un individu qui ne coïncide pas de façon satisfaisante avec la place qui lui est faite ; une personne accepte un coaching qui lui a été prescrit, ou sollicite elle-même un coaching, pour trouver une solution au problème qui lui est posé par sa difficulté à coïncider avec sa place, ou celle qu’elle souhaiterait occuper, dans son environnement professionnel.

Ce que dissimule l’évidence du désaccord, c’est ce sol commun aux deux côtés, de part et d’autre de la ligne, qui les voit farouchement attachés l’un et l’autre – c’est bien là ce qui conduit le désaccord au conflit – à une certaine idée de l’unité : unité de l’entreprise, unité de la place, unité de l’individu ; ou encore – car unité peut s’entendre ici comme cohérence –, cohérence du discours, cohérence du parcours, cohérence des valeurs. Il y aurait ici quelqu’un d’entier et de cohérent, il y aurait là une entreprise unie et consistante, pour ne pas dire une et indivisible. C’est ainsi qu’un individu attaché à l’idée de sa propre unité, de sa propre cohérence, demande de l’aide – ou accepte l’aide qui lui a été proposée – pour trouver lasolution, qui lui permettrait de reconstituer en regard l’une de l’autre, sa propre unité et celle de l’entité-entreprise, renforçant ainsi sans le savoir la croyance en la possibilité de l’un, possibilité d’une unité qui se donnerait elle-même comme évidente. Or en arrière-plan, derrière l’évidence du hiatus, c’est bien autre chose qui se montre et se fait entendre dans les demandes d’accompagnement, la présence en ces deux entités d’un autre conflit, interne et structurel, qui départage un versant plus éclairé, la croyance en l’unité de l’un, et un versant plus obscur, l’expérience du pluriel dans l’un. La médiation singulière est cette approche du coaching professionnel qui va faire place au pluriel dans l’un de façon à permettre au travail d’accompagnement individuel d’ouvrir sur des plans qui autrement restent toujours inaccessibles, et touchent à des dimensions à la fois cliniques et philosophiques.

L’acceptation du pluriel dans l’un ne va pas de soi, elle est l’ubac, le versant peu exposé, mal connu, que l’on n’aborde le plus souvent que contraint et forcé, et à son corps défendant. La facilité pousse à ne considérer que le versant éclairé, quitte à se mettre dans des impasses logiques, comme l’homme qui cherchait ses clefs sous le lampadaire alors qu’il les avait perdues du côté obscur du trottoir, comme le raconte délicieusement Paul Watzlawick dans son livre « Faites vous-même votre malheur ». Rien a priori ne limite les séances d’accompagnement au seul versant éclairé, sinon l’accord tacite que c’est là et seulement là que se trouvera la réponse à une demande formulée dans des termes qui désignent par avance le lieu de sa solution. Car les projecteurs du discours de l’efficacité éclairent larges, et finissent par poser comme évidence que ce qui se joue dans le champ du travail relève du seul versant qu’ils couvrent, et où l’unité de l’un s’impose comme allant de soi. C’est donc paradoxalement le fait même qu’il y a, à l’origine de la demande d’accompagnement, une difficulté qui insupporte et divise la personne concernée, qui va l’amener à prendre en considération le versant ignoré, celui du pluriel dans l’un, qui se manifeste alors comme une expérience, pénible certes, mais effective. En médiation singulière, le praticien soutient cette reconnaissance du versant jusqu’alors ignoré ou nié, et prend soin d’occuper dans le face à face une position qui autorise in situ la remise en question, la fissuration, de cette unité de l’un qui se donnait jusqu’alors comme une évidence rassurante et protectrice.

On retrouve la croyance en l’unité de l’un à la base de bien des constructions individuelles et collectives, telles qu’elles se donnent à voir en pleine lumière sur l’adret, le versant éclairé, et sont prises dans une convergence d’intérêts, de tendances, de lignes de force qui perpétuent cet attachement : il y aurait une unité élémentaire, substantielle, fondatrice, dont chaque réalité serait une émanation. La demande d’accompagnement individuel ne peut faire autrement que se formuler à partir de ce fonds commun, et la demande elle-même vise à en produire en quelque sorte l’extension. Tel est le cas, par exemple, dans la situation de plus en fréquente d’une demande de coaching liée à une problématique de projet : création d’entreprise, évolution de carrière, changement d’activité, etc. Dans ces situations, le projet fait office de miroir dans lequel une personne se confond avec l’image qu’il lui renvoie, et dans laquelle elle se prolonge, construisant en vis-à-vis l’évidence tangible de leurs unités respectives. Lorsque des difficultés apparaissent, l’expérience âpre et frustrante des résistances du réel conduit à solliciter un soutien qui viendrait s’inscrire strictement à l’intérieur même de cette évidence qui socle le projet, l’unité de l’un, qu’il s’agirait alors d’étayer, de colmater, de renforcer. Si les offres de coaching se réfèrent à des approches théoriques des plus différentes, elles ont le plus souvent ceci en commun de s’inscrire directement dans un présupposé de l’unité de l’un, qu’il s’agisse de pratiques relevant du conseil en conduite de projets, ou d’approches centrées sur la personne qu’elles proposent de mettre en capacité (empowerment) de réaliser son projet. Toutes ces approches ont en commun de maintenir en vis à vis l’unité de la personne et (se reflétant dans) l’unité du projet, et de faire ainsi acte de soutien à l’évidence de cette unité de change.

Le praticien en médiation singulière vise la déconstruction de cette surdétermination d’évidence et tient pour cela une position qui vise à questionner ce qui, dans la demande, s’énonce comme allant de soi. Par ses interventions, le praticien fissure au fil des séances le discours de l’unité qui se présentait comme évident, et ouvre ainsi un espace au doute, espace dans lequel peuvent se poser les prémisses d’une pensée critique, celle d’un sujet qui se risque dans une parole, peut-être pas toujours cohérente, mais qui est bien la sienne, sur ce qu’il vit, ce qu’il voit, ce qu’il ressent, et qui ne peut pas trouver ses mots – donc se penser – tant qu’il se maintient dans le seul discours de son environnement de travail. C’est dans ce travail de déconstruction que s’esquissent les perspectives cliniques et philosophiques que la médiation singulière n’exclut pas de son champ. Se tenir face à la question, face à l’énigme, n’est-ce pas à cela qu’invite l’expérience philosophique ? Certes, philosophie est ici à entendre dans un sens non académique, comme audace à défier l’obscur et l’inconnu rencontrés dans l’expérience, et comme effort de produire, à partir de cela, une pensée qui s’autorise d’un écart avec les représentations préexistantes, qu’elle vient interroger. Quant à la dimension clinique, elle est à prendre au pied de la lettre – oserai-je dire, au pied du lit : entendue dans une parole qui se risque au fil des séances hors des discours battus et rebattus, la personne accompagnée fait l’expérience du pluriel de la singularité, comme une issue possible aux assignations de l’unité de l’un, et comme terrain d’invention des articulations nécessaires entre une prise au réel, dans ses formes complexes et sans solution, et les frayages d’une singularité plurielle et désirante.

Daniel Migairou, octobre 2021

Texte paru dans l’ouvrage collectif Pour un coaching sans outil publié par la Société française de coaching, Éditions StoryLab, 2023.

Télémaque, ou l’éthique de l’errance. Lecture du Maître ignorant de Jacques Rancière.

1.

Tout à coup, quelqu’un fait une trouvaille. Quelque chose apparaît, s’invente, s’impose. Voilà qui a tout d’un surgissement, et semble être proprement magique. Pourtant, qui a travaillé, qui a réfléchi, qui a vécu sait pertinemment que ce qui émerge, apparaît et s’invente comme par magie, vient d’un long voyage. Ulysse n’a pas trouvé si facilement le chemin du retour, et pourtant, après tant d’épreuves, de doutes, d’angoisses, de souffrances, après avoir failli plusieurs fois désespérer, renoncer, abandonner, un beau jour, c’était là.

La pensée de l’efficacité, qui sous-tend et organise l’ensemble de notre économie, et à ce titre le monde du travail, cette pensée de l’efficacité est préoccupée de raccourcir le voyage d’Ulysse. Le monde du travail se plie, bon gré mal gré, à cette accélération, à cette injonction de trouver Ithaque plus vite. Pour cela, pour y croire, en la possibilité de trouver Ithaque plus vite, il faut avoir oublié, ou mieux encore n’avoir jamais lu, L’Odyssée. L’Odyssée, qui se transmet depuis des siècles comme un récit fondateur de l’humanité. Pourquoi donc tant de générations ont-elles considéré utile ou nécessaire de perpétuer la transmission de ce récit ? Peut-être parce que sans lui nous aurions tendance à croire que nous pourrions éviter toute errance, parce que L’Odyssée précisément enseigne que l’errance est inévitable à l’humain, qu’elle est le chemin de la trouvaille, le chemin vers l’issue, qui passe par une expérience de soi. Tenir bon avec l’errance, dans l’errance, voilà l’enseignement qui nous vient d’Ulysse, et qu’Homère a transmis.

Personne ne souhaite errer plusieurs dizaines d’années avant de trouver son chemin, et pourtant rien ne nous garantit que ce chemin sera plus court, et rien ne nous garantit que sans la ruse et la ténacité d’Ulysse, nous arriverons à bon port. L’enjeu des pratiques qui touchent directement à l’humain (la médecine ou l’enseignement par exemple) est de contribuer à la trouvaille sans nier la possibilité de l’errance. Éduquer, gouverner, analyser, les trois métiers impossibles selon Freud, sont pris dans cette contradiction nécessaire et insoluble : il s’agira de contribuer à ce que quelque chose puisse être trouvé, mais sans le garantir, ni pouvoir éviter les tâtonnements, les erreurs, les échecs, les déconvenues, ces pratiques restant marquées par l’irréductible incomplétude propre à l’humain, sous la forme de l’insuffisance, de l’inachevé, de l’errance.

Comment alors situer les pratiques d’accompagnement professionnel, qui pour une part semblent s’inscrire dans une logique de résultat, tout au moins de finalité, et qui pourtant relèvent pleinement des activités qui confrontent à l’humain dans sa complexité ? Quelle place font-elles à l’errance dans le déroulé des séances ? Sur quels savoirs le praticien étaye-t-il sa pratique ? Quelle position y occupe-t-il par rapport à la personne qu’il accompagne ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous prendrons comme guide non pas Ulysse mais Télémaque.

 

2.

Télémaque est le fils d’Ulysse, et sa vie a donné lieu à de multiples récits, bien au-delà du seul poème homérique. Ainsi Les aventures de Télémaque de Fénelon, qui en dix-huit livres parus en 1699, propose un récit détaillé des mésaventures de ce fils fidèle, déterminé, courageux, qui pourrait-on dire a gardé à son père sa place, en faisant en sorte qu’elle soit protégée du jeu des rapports de force entre les puissants d’Ithaque, qu’il s’agisse de sa place de roi ou d’époux. Si Ulysse à son retour peut reprendre sa place, non sans devoir recourir à un ultime stratagème, c’est notamment parce que Télémaque a veillé sur la place laissée vide – avec l’aide d’Athena –, sans que cette si longue absence altère sa confiance, il a combattu contre tous ceux qui s’appuyant sur la raison et le principe de réalité prétendaient la reprendre, il a pris la mer pour partir à la recherche de son père, faisant montre d’une confiance et d’une fidélité qui ont tout d’une position éthique, d’une position sur laquelle on ne cède pas.

Le Télémaque de Fénelon a été un des livres les plus lus au XVIIIème et XIXème siècle en Europe, traduit en de nombreuses langues. Et ce livre va jouer un rôle décisif dans une invention pédagogique surprenante, une sacrée trouvaille, qui est celle de Joseph Jacotot à partir de 1818 à Louvain, où il s’est exilé au retour de Louis XVIII. Il a alors 45 ans, a participé à la Révolution, puis à la période napoléonienne, a enseigné à l’École centrale de Dijon, puis a été substitut du directeur de l’École polytechnique. À Louvain, il est lecteur de littérature française à l’université, et ignorant la langue hollandaise, il se confronte à la question pédagogique suivante : comment assurer des cours sans parler la langue de ses élèves ? Le voilà conduit malgré lui à inventer quelque chose, une façon inédite d’enseigner, puisqu’il se trouve alors démuni des connaissances que traditionnellement l’enseignant transmet pas à pas à ses élèves.

Que fait alors Jacotot ? Il distribue à ses élèves un exemplaire du Télémaque de Fénelon en édition bilingue, et leur demande d’apprendre le texte français en s’aidant de la traduction. Il les engage dans un apprentissage dont ils détiennent le tout, en l’occurrence un tout, un livre. Le pari de Joseph Jacotot, qui est aussi pour lui une révélation, est alors d’oser enseigner ce qu’il ne peut expliquer, produisant ainsi de façon fulgurante une invention à même de renverser l’édifice de la très vieille logique éducative. Voici ses élèves déchiffrant, allant et venant entre le texte original et la traduction, commençant à faire des repérages, reconnaissant des mots, des tournures de phrase, dont ils sont amenés à se servir, car il leur est demandé de raconter en français ce qu’ils ont compris, puis chemin faisant, d’écrire en français ce qu’ils en pensent. Peut-on imaginer la surprise de Jacotot entendant ses premiers étudiants parler la langue qu’ils ignoraient quelques temps auparavant, sans être passé par le rabâchage des conjugaisons et des règles de grammaire, et surtout sans les explications du maître. Ainsi, ils avaient appris quelque chose sans explication, mais bien avec un maître qui en un sens leur avait enseigné en leur permettant d’apprendre par eux-mêmes, du fait même de cette position qu’il avait tenue avec eux, une position de maître, mais un maître ignorant. Le maître ignorant, tel est le titre de l’ouvrage que le philosophe Jacques Rancière a publié en 1987, et dans lequel il rend hommage à l’invention de Joseph Jacotot, sous-titrant son livre Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, poursuivant en quelque sorte jusqu’à nous le long voyage de Télémaque qui, passant par Fénelon et Jacotot, nous vient d’Homère.

 

3.

En quoi ce travail de pensée sur l’enseignement concerne-t-il les activités d’accompagnement ? Peut-être pour une première raison très simple, à savoir qu’un accompagnement est toujours mis en place à partir d’une demande d’aide, qui est formulée le plus souvent en des termes de cet ordre : « Je ne sais pas faire ceci… Je voudrais savoir faire cela… Je ne sais pas comment faire autrement… ». L’enseignement de Jacotot ouvre aux praticiens de l’accompagnement une possibilité de construire une pensée sur leur position. Dans Le maître ignorant, Jacques Rancière prend le temps de cerner et de développer les principes qui fondent l’enseignement de Jacotot, et notamment la remise en question du rapport qui est à la base de l’ensemble des dispositifs éducatifs et formatifs, et qui conduit à ce que, à un moment ou un autre du processus d’apprentissage, au début, pendant ou à la fin, l’apprenti, l’étudiant, l’élève, se trouve face à quelqu’un qui lui explique ce qu’il ne comprend pas. La différence entre les multiples approches éducatives ou de formation porte sur le moment auquel doit intervenir l’explication, et non sur le principe même d’expliquer. C’est-à-dire que quelque chose qu’ignore l’apprenti, l’élève, l’étudiant est su et compris par celui qui se charge de conduire ses études, son apprentissage, sa formation. L’autorité de l’enseignant réside alors dans son savoir, et surtout dans sa capacité à expliquer à l’autre qui étudie et qui apprend, ce qu’il ne comprend pas. Lorsque celui-ci butte depuis trop longtemps sur un problème, lorsqu’il est arrêté, lorsqu’il ne parvient pas à mobiliser les connaissances nécessaires, antérieures ou fraîchement acquises, alors l’enseignant, le formateur consent à ce moment qui est la clé de voûte de tout le système : le moment explicateur. La logique explicatrice de l’enseignement structure non seulement les apprentissages scolaires et universitaires – à l’exception de quelques approches pédagogiques intuitives et audacieuses mais restées marginales – mais aussi l’ensemble de la formation d’adultes. Une fois que l’école a inscrit dans les imaginaires la figure du maître savant – ou maître sachant –, il est bien difficile de l’en extraire, y compris en formation professionnelle, où c’est la notion d’expertise qui prend une place centrale, impliquant que l’autorité du maître repose sur un savoir issu de son expérience, un savoir que lui a et que les autres n’ont pas, un « avoir » inégalement réparti, et que le dispositif de formation va partiellement et progressivement transférer aux participants.

Or, selon Jacotot, l’apprentissage n’est pas une question d’avoir, il ne s’agit pas d’une acquisition mais d’une élaboration. Cette élaboration, insiste Rancière, s’apparente à une traduction : « Apprendre et comprendre sont deux manières d’exprimer le même acte de traduction » (*). C’est là l’enseignement du Télémaque. Car le Télémaque de Fénelon est un tout. Ce n’est pas un manuel, ce n’est pas un ensemble de fiches pédagogiques. C’est un tout, la tentative d’un tout, Fénelon tentant d’écrire à tous, à tout le monde.  Les élèves de Jacotot sont face à une énigme, un texte incompréhensible, mais qui porte en lui-même un tout, dans lequel, se risquant, ils vont trouver ce dont ils ont besoin pour en produire une traduction, c’est-à-dire un « équivalent du texte, et non point sa raison », écrit Rancière. Ils renoncent ainsi à une hypothétique acquisition et s’engagent dans une traduction, qui restera instable, incomplète, prise entre l’errance des tâtonnements et la singularité des esquisses.

(*) : j’écris jusqu’à la fin de ce texte entre guillemets et en italique les citations extraites du livre de Jacques Rancière

 

4.

Confrontées à des situations qui leur posent problème, qui les troublent, qui les déstabilisent, les personnes qui sollicitent un accompagnement professionnel sont elles-mêmes dans des situations qui les confrontent à l’énigme, comme les élèves de Jacotot. Chaque fois que l’accompagnant comprend ce que vit la personne, chaque fois qu’il reconnaît qu’il a lui-même vécu des situations plus ou moins similaires, qu’il a de cette expérience tiré un savoir qu’il pourrait mettre à la disposition de la personne qu’il accompagne, même s’il voudrait que la personne trouve elle-même, même s’il a l’intention de soutenir l’effort de cette personne à trouver elle-même, par elle-même, ce que lui pense détenir, alors chaque fois, le praticien en accompagnement s’inscrit, qu’il le veuille ou non, qu’il en est ou non conscience, dans la vieille logique pédagogique, articulée sur le moment explicateur. Cette logique est si profondément inscrite dans nos rapports au réel et à l’autre, dans notre rapport au monde, que nous la perpétuons sans le savoir. La dimension humaniste et émancipatrice d’un accompagnement ne peut reposer sur les seules intentions du praticien, alors qu’elle est située ailleurs, dans le rapport qui s’institue entre le praticien et la personne qu’il accompagne, c’est-à-dire à partir de la position que le praticien s’autorise à occuper dans le dispositif qu’il conduit.

L’enjeu pour Joseph Jacotot est l’émancipation réelle, et non pas celle que promet le vieux système pédagogique, cette émancipation qui est précisément empêchée par le présupposé d’une inégalité des intelligences. À travers l’expérience du Télémaque, Jacotot met en lumière le lien entre le système d’éducation fondé sur l’explication et l’acceptation sociale des inégalités. « Qui enseigne sans émanciper abrutit. Et qui émancipe n’a pas à se préoccuper de ce que l’émancipé doit apprendre. Il apprendra ce qu’il voudra, rien peut-être ». Ainsi, l’enseignant émancipateur ne se préoccupe en rien du résultat attendu. Tout être humain peut apprendre parce que « la même intelligence est à l’œuvre dans toutes les productions de l’art humain ». Tout être humain est en capacité de produire sa propre élaboration du savoir qu’il vise, sauf s’il croit que l’autre qui enseigne a quelque chose qu’il n’a pas, et sauf bien sûr si l’enseignant soutient, par sa propre conviction qu’il détiendrait quelque chose qui manque à l’élève, cette croyance abrutissante.

Émanciper, à savoir permettre à une personne de « prendre la mesure de sa capacité intellectuelle et décider de son usage », n’est-ce pas là une des visées d’un accompagnement professionnel, auquel l’invention de Jacotot apporte une indication de première importance : ne pas se préoccuper de « ce que l’émancipé apprend ». Car s’il y a un vouloir apprendre et un vouloir savoir, il est borné pour chaque personne par ce que l’on pourrait appeler un « vouloir ne pas savoir insu ». Le maître ignorant n’est pas dupe : y arriver ou pas est entièrement entre les mains de celui auquel il enseigne, et qui est alors aux prises avec ses propres résistances, ses propres contradictions, dans l’impasse d’un « vouloir savoir » côtoyant un « vouloir ne pas savoir ». Voilà donc l’enseignant émancipateur sur une position précise, rigoureuse, impérieuse : ne pas vouloir ce que l’autre dit vouloir, ne pas comprendre ce pourquoi il n’y arrive pas, ce à cause de quoi il butte. Pour le dire autrement, ne pas chercher à comprendre ce dont l’autre se plaint, ne pas compatir à la plainte qu’il exprime. Car intervenir dans le processus d’élaboration de l’autre au nom d’un savoir ou d’une expertise, ce serait en un sens interposer un contenu partiel, adapté, orienté, entre cette personne et le tout qui s’exprime dans la situation qu’elle vit, un tout qu’il s’agit alors de lire et de traduire, comme le firent les élèves de Jacotot avec Télémaque. Encore pour cela faut-il accepter que c’est bien un tout, vaste, multiple, désordonné, que rencontre la personne dans la situation qui l’arrête.

Pour Jacotot, la pratique de l’enseignant préoccupé de ne pas abrutir repose sur deux actes, valant fondation de sa position de maître ignorant, et que décrit ainsi Jacques Rancière. Tout d’abord, le maître ignorant « interroge, il commande une parole, c’est-à-dire la manifestation d’une intelligence qui s’ignorait ou se délaissait ». Mais également, « il vérifie que le travail de cette intelligence se fait avec attention, que cette parole ne dit pas n’importe quoi pour se dérober à la contrainte ». Il y a bien une contrainte qui est posée par le maître : il s’agira de parler, de répondre aux questions posées, il s’agira donc de prendre place dans la dimension langagière de l’être humain, et de faire de la parole un usage responsable, à savoir celui de dire, et non de bavarder. « L’homme est un animal qui distingue très bien quand celui qui parle ne sait ce qu’il dit », écrit Joseph Jacotot. Encore faut-il que celui qui occupe la place de maître accepte d’entendre, c’est-à-dire de discerner ce qui est de l’ordre d’un discours et de qui est de l’ordre d’une parole de sujet. Interroger l’autre, l’inviter sans relâche à s’engager sur son dire, à se risquer dans une parole vraie : voilà des actes qui orientent le dialogue dans un sens proprement dialectique plutôt que didactique, et fondent la possibilité d’une émancipation, en l’occurrence d’un mouvement. Car n’est-ce pas pour retrouver la capacité à se mouvoir que des personnes demandent à être accompagnées, une capacité qui s’est dérobée ou éteinte dans ce moment de leur vie ou de leur parcours ?

 

5.

Ce fils comme ce père, Télémaque aussi bien qu’Ulysse, ne cèdent pas sur ce qui les tient. Cette détermination leur ouvre la possibilité de faire de l’errance une expérience pleine et entière, qui génère elle-même sa propre issue. C’est à une telle sorte de dialectique qu’invite Jacotot : si le maître ignorant ne cède pas sur sa façon de conduire le dispositif qu’il accepter de mener, l’élève pourra trouver le chemin de sa propre détermination, et supporter l’errance. En un sens, ce qui laisse à l’élève, ou à la personne accompagnée, une chance de se rapprocher de sa propre puissance d’agir, ici puissance d’apprendre, c’est que le maître, ou l’accompagnant, soit lui-même au plus près de son propre désir, soutenant l’engagement de l’élève, ou de la personne accompagnée « dans sa (propre) route, celle où il (elle) est le seul (la seule) à chercher et ne cesse de le faire ». On pourrait ainsi parler d’une éthique de l’errance, qui permet d’interroger aussi bien la position de l’enseignant que celle du praticien en accompagnement, dans les dispositifs qu’ils conduisent. L’errance, les parents souhaitent en général en préserver leurs enfants, et s’efforcent pour cela d’instaurer au sein de la famille les régularités et les stabilités nécessaires au développement du tout petit, multiplient les repères pour l’enfant qui, grandissant, ira voir au-delà. L’émancipation chez Jacotot s’entend comme la sortie d’une position dépendante, cette position que l’enfant a connue dans la famille, et que bien des structures sociales vont tenter de proroger, notamment à travers la pédagogie explicatrice qui explique très bien que pour l’autonomie, il faut toujours attendre encore un peu. Cette idéologie du progrès, à laquelle s’oppose le maître ignorant, diabolise l’errance et prive les sujets de l’expérience qu’elle recèle, et dont Jacotot démontre la fertilité.

L’émancipation chez Jacotot, c’est se saisir (ou se ressaisir) de la parole comme acte, un acte qui engage celui qui parle dans sa pensée et dans son corps, dans ses choix et dans ses relations. C’est pour cela que la dimension émancipatrice du maître ignorant repose sur les questions qu’il adresse et non sur des conseils ou des explications qu’en l’occurrence, il ne donne pas. En un sens, Jacotot ferraille bien avant l’heure contre les théories de la communication, qui au XXème siècle, vont rabattre la parole sur l’information, sur le message, et gommer dans l’expérience de parler ce qui fait poids, ce qui s’enracine et se déploie dans l’histoire du sujet, dans son rapport aux proches, aux autres, au monde qui est le sien. Les élèves de Jacotot s’émancipent par l’acte de parler, en s’inscrivant dans la dimension langagière où la parole est un acte de sujet dès lors que ce sujet se risque à parler sans savoir à l’avance ce qu’il va dire et assume l’errance possible de son propos. D’où cette éthique, que Jacotot, dit Rancière, pousse jusqu’au tréfonds de la question politique, avec l’émancipation ici hors de l’ordre des discours, tels qu’ils sont requis dans les structures régies par des rapports de pouvoir, comme le sont les entreprises et les institutions.

Le sujet, que tente de faire taire l’ordre des discours, se fait entendre dans une demande d’accompagnement qui, de prime abord, cherche pourtant à épouser l’ordre du discours. Si ce n’est celui de l’entreprise dans laquelle travaille la personne (en disant souhaiter, par exemple, mieux occuper sa place, être plus performant, etc), ce sera un autre discours : mieux travailler, mieux s’épanouir dans son travail, trouver un poste plus conforme à ses vœux, une entreprise plus conforme à ses valeurs. Ce sur quoi Jacotot et Rancière attirent notre attention, c’est bien sur l’irréductibilité du conflit entre un sujet et une institution, toute institution produisant un discours auquel elle demande à ses membres de se soumettre, discours qui, depuis le XXème siècle, s’est nourri des apports des sciences – et maintenant des neurosciences – pour accroître son emprise sur les sujets. « La rhétorique a pour principe la guerre », écrit Rancière. Cet art de l’action du discours sur les esprits « ne cherche pas la compréhension, seulement l’anéantissement de la volonté adverse ». L’enseignement du maître ignorant se situe hors de toute rhétorique, il ouvre un espace pour la parole singulière d’un être parlant, qui, insiste Rancière, traduisant Jacotot, est toujours « le poète de lui-même et des choses », et ainsi producteur, auteur pourrait-on dire, d’une « poétique », qui est sa propre façon d’user du langage. C’est cette même poétique qui se pervertit « quand le poème se donne pour autre chose qu’un poème, quand il veut s’imposer comme vérité et forcer à l’acte ». Comment se place le praticien en accompagnement dans cet irréductible conflit entre poétique et rhétorique, si bien décrit par Jacques Rancière ?

Subtilement, Jacotot et Rancière nous donnent de quoi penser une position audacieuse dans l’accompagnement professionnel, position qui tombe à point nommé dans une période où les demandes émanent de sujets plus que jamais en souffrance de l’assignation à des discours sans recours, souffrance qui, paradoxalement, est accès à l’expérience d’un mouvement enfin possible, sans destination garantie. Si le maître est ignorant, en quoi est-il donc maître ? L’accompagnant est hors pouvoir, et c’est précisément lorsqu’il se refuse à la rhétorique, lorsqu’il tient une sorte de position vide, tout à l’écoute de ce qui de l’autre se fait connaître comme un désir, un désir d’apprendre, un désir d’agir, une position vide, à l’écoute, structurante pour l’autre de la reconnaissance de ce désir qui, ici, à l’écart, dans cet espace et ce temps qui lui sont dédiés, dans cet espace et ce temps hors discours de l’entreprise, hors discours du pouvoir, hors de toute logique de finalité, c’est alors que quelque chose peut s’amorcer avec le langage, une parole vraie dans sa singulière poétique.

Quelque chose traverse le temps, enseigne à qui sait lire, à qui sait prendre le temps, à qui ose traduire. Comme il en fut de L’Odyssée, traversant les époques, et vers laquelle nous ramène, via Télémaque, l’invention de Jacotot, portée jusqu’à nous par Jacques Rancière. Un texte, à déchiffrer, en faisant jouer, chacun à sa façon, chacun dans son style, sa façon singulière de lire et traduire. Quelque chose d’un poème, accessible seulement en s’extrayant des discours, en s’autorisant cette solitude sans laquelle la voix ne se risque pas à prendre corps. Cette solitude, ressource de l’invention à venir, fût-ce au prix de l’errance, solitude ingrate, inhospitalière, celle-là même à laquelle le maître se tient, cet étrange maître ignorant qui s’autorise d’un seul savoir : le savoir que la position qu’on tient est la clé des inventions, la clé des possibles.

Daniel Migairou, 18 septembre 2021

Texte paru dans l’ouvrage collectif Du bon ou du mauvais usage de la distance publié par la Société française de coaching, Éditions StoryLab, 2021.

La chambre absente. Réflexions buissonnières inspirées par mon expérience de séances d’accompagnement en visioconférence pendant la période du confinement.

Longtemps la caméra fut une machine. Elle prenait de la place, faisait du bruit, on ne pouvait ignorer sa présence. Ce qu’elle captait ne prenait forme qu’après le délai nécessaire à une opération chimique nécessitant une certaine durée, et restait ainsi pour un temps invisible. Tout aussi invisible, dans la caméra machine, l’ouverture intermittente de la chambre permettait que quelque chose soit saisi et s’inscrive. Cette chambre était un espace vide dans lequel s’opérait une réflexion sur le négatif même, qu’il s’agissait ensuite de développer. Il y avait un film qui séparait l’image de la chose, la représentait sans jamais prétendre se substituer à elle.

Avec l’image numérique disparaissent tout à la fois la caméra-machine, la place qu’elle occupait, le temps qu’elle exigeait, la séparation qu’elle instituait. Voilà la caméra devenue un simple orifice, plus petit qu’un œil ou un trou de serrure. Omniprésent.

Puissance de la technique

Ce qui se donne à voir avant tout en visioconférence, c’est l’accaparation de notre conscience par un seul sens, la vue, au détriment de tous les autres, notamment l’ouie, qui est inféodée à la vue au point de devoir supporter une dégradation conséquente du son par rapport à la qualité que permet le téléphone. Il y a des interférences, des coupures, des problèmes de réseau, qui altèrent régulièrement la qualité du signal sonore, et poussent à vouloir voir dans l’image quelque chose de ce qui peine à se faire entendre par la voix. Quand la dégradation du son devient trop importante, qu’il ne devient plus possible de rien saisir de ce que l’autre dit parce que « ça coupe trop », l’usage est alors de demander à l’autre de « couper l’image », de renoncer au reflet, pour que la bande passante puisse être entièrement consacrée au son. Et si là, « ça coupe encore », la concession ultime est de proposer de poursuivre la séance par téléphone, moment surprenant où la clarté de la voix débarrassée des effets instables de la compression/décompression du son par les plateformes de visioconférence, a la même saveur que les premiers pas sur la terre ferme après une navigation par forte houle, ou encore l’atterrissage un peu mouvementé concluant un vol par gros temps. Un moment surprenant, oui, produisant un effet de calme, comme lorsque éclate une bulle d’imaginaire.

Des années durant, la rapidité des voyages en avion sur de courtes distances produisait un effet de vitesse qui occultait les importantes contraintes d’approche, d’embarquement et de débarquement, et c’est le développement des liaisons ferrées à grande vitesse qui a permis de dégonfler le fantasme de pure modernité qui était associé au transport aérien. Connaîtrions-nous actuellement une semblable phase d’excitation devant la puissance de la technique dont nous dénierions les effets de contrainte au nom de la modernité ? La qualité des conditions d’écoute serait-elle ainsi sacrifiée en visioconférence au profit du semblant de présence qu’apporte l’image filmée en tant que pure manifestation de puissance ? Souffririons-nous d’une nouvelle forme du complexe d’Atlas, inventé par Gaston Bachelard, dans La terre et les rêveries de la volonté (1948), pour illustrer la lutte humaine contre la pesanteur, une lutte qui s’élargirait aujourd’hui à toutes les formes de limites liées à l’espace et au temps ? En latin, ubique signifiait partout et en tout lieu, qui donne en français ubiquité, cette faculté d’être présent partout, longtemps associée aux divinités et à la magie. Il n’est pas sûr que nous ayons renoncé à y croire.

Plane interface

De forme plane, l’écran est par définition un espace sans profondeur, hors celle, éventuelle, du trompe-l’œil. Tout s’y indifférencie. Le même écran supporte les images d’actualités, les photos de famille, les relevés bancaires, les courriers en tous genres, les fictions hollywoodiennes et les films de vacances. S’y juxtaposent de façon équivalente et indifférenciée des visages, plus ou moins numériquement retouchés, de personnes ou de personnages, d’êtres vivants et d’êtres morts, de connaissances et d’inconnus, de proches et de lointains, dans un grand écart de l’intime au protocolaire. On y voit paraître au fil des journées, selon l’expression populaire, tout et son contraire, ce qui conduit à faire de l’écran un lieu commun, que rien ne singularise. Ce qui peut, peut-être, faire l’affaire en entreprise dans le cadre des processus de télétravail, n’est pas sans poser aux praticiens de l’accompagnement des questions fondamentales. Car l’écoute, quand elle est possible, ne suffit pas en elle-même à permettre un travail si l’accompagnant n’investit pas le lieu des séances d’une façon différentielle, ouvrant pour la personne accompagnée un espace différencié, distinct des autres espaces sociaux, et autorisant une prise de recul impossible dans les lieux communs.

L’écran comme lieu sans profondeur ni perspective expose le praticien au risque du non-lieu, contre lequel il s’acharne comme il peut, usant dans des proportions inhabituelles de l’intervention, mettant en déséquilibre sa position de tiers. Car un autre risque pèse, qui est celui de se laisser enfermer, comme le Garou-Garou de Marcel Aymé, dans l’étroitesse d’un mur infranchissable. Un mur où s’affichent côte-à-côte les images des deux protagonistes, des images équivalentes et substituables – il peut même arriver que leur position s’inversent sans raison précise –, en lieu et place de leur rencontre en face-à-face lorsque les séances ont lieu en cabinet. En lieu et place de l’espace laissé vide entre les deux personnes en présence, il y a là, faisant fonction d’inter-face, un mur pixellisé.

Dans une allocution prononcée en 1964, et intitulée Remarques sur art – sculpture – espace,  le philosophe Martin Heidegger pose la question : « Qu’est l’espace ? », et interroge : « Qu’est-ce qui offre à l’espace la possibilité d’être quelque chose qui accueille, entoure et contient ? ». Sa réponse, précise, apporte un éclairage utile sur ce qui fait défaut dans des séances en visioconférences : « L’espace espace. Espacer signifie : essarter, dégager, donner du champ libre, de l’ouverture ». Ce que l’espace laissé vide entre deux personnes en présence opère par lui-même, c’est bien un débroussaillage, un désencombrement, la possibilité d’une différence.

Matières sensibles

Seules des actions précises permettent de mettre pertinemment au travail la matière sensible dans la chambre obscure : ce sont précisément ces actions-là qu’identifiait une exposition à la Maison européenne de la photographie en 2018. Ces actions propres à l’art photographique ne sont pas sans résonance avec le travail d’accompagnement : régler, cadrer, déclencher, rembobiner, développer, révéler. Tout travail sur le sensible ne passe-t-il pas par des actions précises ? Nous connaissons ce moment important où la personne que nous recevons entre dans le cabinet : sa façon de marcher, de serrer la main (ou de saluer depuis que les serrements de mains sont ajournés pour raison sanitaire), la façon dont les regards se croisent, dont la personne entre dans le bureau, dépose ses affaires, s’assied, tout cela participe de cette « préconnaissance par le corps d’une dimension immatérielle », que décrit Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste, dans son livre Travail vivant. Évoquant la « poignée de main » comme possibilité de « palper une qualité de la vie psychique », il écrit : « C’est ce contact, foncièrement corporel et affectif, avec les attitudes corporelles du patient qui, après quelques minutes d’imprégnation, donne la voie de son univers mental ». Le praticien conduit alors la séance par des actions d’autant plus précises qu’il a pu avoir une perception globale de la personne qui vient d’entrer, des actions visant à espacer,  à donner du champ libre. Tel est le rôle de la chambre, de permettre que viennent s’y inscrire des signaux faibles qui y soient perçus, et dont les actions de l’accompagnant soutiennent la possibilité.

L’écran écrase les signaux faibles et aplatit les percepts. Il donne à voir l’image comme trompe-l’œil de l’absence du corps. Trompant l’œil, l’image affaiblit l’ouie et désactive les autres sens, principalement le toucher et l’odorat, conduisant à une désaffectation du corps propre. En un sens, le dispositif de visioconférence exile le corps du lieu (ou plutôt du non-lieu) de la relation et de l’élaboration. Les témoignages des accompagnants sur cette expérience sont de deux ordres : pour les uns, une sensation de confort à être dispensé des interférences générées par la présence physique de la personne accompagnée, présence vécue comme une entrave à l’écoute ; pour les autres, une expérience éprouvante, nécessitant un effort pour tenter de saisir des signaux faibles et palper malgré tout une qualité de la vie psychique de l’autre (cf. la poignée de main), effort générant une fatigue d’un nouveau type, liée notamment à l’immobilisation musculaire et sensorielle prolongée du corps devant l’écran, pouvant aller jusqu’à des manifestations somatiques bien connues sous le nom de troubles musculo-squelettiques. La ligne de partage des témoignages des praticiens s’articule autour de la place du sensible dans les processus d’accompagnement, et conduit potentiellement à différencier les pratiques et les champs d’intervention en fonction du rôle plus ou moins important attribué par le praticien au passage par la chambre obscure dans le processus qu’il conduit.

Solitudes

Quelque chose émerge de la différence rendue possible par l’espace espaçant – lorsqu’il a lieu –,  qui a à voir avec le silence, et potentiellement avec la conflictualité. Assis en présence de l’autre dans un cabinet, je fais l’expérience d’une relation qui passe par l’acceptation de la solitude, l’acceptation d’une perte irrémédiable de la croyance dans le commun. Pour le dire brutalement : nous ne nous comprendrons pas, mais le travail est possible. L’écran, lui, joue précisément le rôle inverse, soutenant la croyance dans le commun, dans le fait d’être avec les autres même de loin, de se parler et d’échanger, selon l’expression courante. Pour autant, l’écran ne protège pas d’un sentiment paradoxal d’isolement, que de nombreuses études rapportent comme étant largement répandu chez des personnes numériquement multi-connectées. En effet, une fois cliqué sur le bouton mettant fin à la connexion, l’image disparaît en un temps si bref, une fraction de seconde, que plane alors un doute sur le fait même que la séance ait eu lieu, quand si peu de traces en sont laissées dans le corps, sous forme résonnante des sensations vécues, de la présence perçue, des émotions ressenties. Non pas parce que rien ne se serait passé, mais parce que ce qui s’est passé était privé des résonances dans l’épaisseur de corps présents trouvant place dans un lieu.

Un autre paradoxe de la séance en présence est que la rencontre ainsi rendue possible, alors que par ailleurs l’écran l’interdit, n’aura néanmoins pas lieu, car l’accompagnant conduit le travail sans répondre à la demande de complicité ou de complétude, et autorise ainsi l’expérience de la solitude en présence de l’autre. « Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre », écrivait Blaise Pascal. La chambre comme lieu pour l’expérience d’une sereine solitude, n’est-ce pas une des dimensions efficientes du travail d’accompagnement en présence, lorsqu’il permet à la personne accompagnée de prendre appui sur une solitude assumée pour engager des relations nouvelles avec son environnement et passer véritablement à autre chose.

En cela, la chambre obscure joue pleinement son rôle (développer, révéler), ce rôle très ancien permettant un accès à soi-même, et de prendre place et demeurer en repos, comme le fait entendre, quelques années à peine après Pascal, Henry Purcell dans ce chant :

O Solitude

O solitude, my sweetest choice!

Places devoted to the night,

Remote from tumult and from noise,

How ye my restless thoughts delight!

O solitude, my sweetest choice!

 

Daniel Migairou, 21 juillet 2020.

Texte paru dans l’ouvrage collectif Du bon ou du mauvais usage de la distance publié par la Société française de coaching, Éditions StoryLab, 2021.

 

Ce qui a lieu et se passe en séance.

Quelque chose a lieu en séance qui excède le seul registre des idées et des paroles échangées. La séance s’inscrit dans un protocole spatial et temporel, permettant l’établissement et la mise au travail d’un rapport entre le coach et la personne coachée, rapport qui implique un certain usage du corps, corps parlant, corps sensible, corps marqué par une histoire.

J’interrogerai donc la façon dont le coach appréhende les dimensions spatiales, temporelles, relationnelles, corporelles comme partie prenante du travail auquel il s’est engagé, à savoir de « prendre tous les moyens propres à permettre, dans le cadre de la demande du client, le développement professionnel et personnel du coaché. » (Article 1-5 du code de déontologie de la SFCoach).

Mon propos vise à spécifier la nature de ces dimensions spatiales, temporelles, relationnelles, corporelles lors de séances ayant lieu en face-à-face, et à interroger ce qu’il en est de ces mêmes dimensions lors de séances se déroulant par téléphone ou en visioconférence.

Je m’appuierai pour cela sur mes propres expériences de coach dans la pratique dite de médiation singulière telle qu’elle est développée au CNAM et à l’enseignement de laquelle je participe depuis 2015, ainsi que sur quelques lectures.

Qu’est-ce qui a lieu ?

L’article 2-1 du code de déontologie de la SFCoach met en avant l’importance du lieu de la séance : « Le coach se doit d’être attentif à la signification et aux effets du lieu de la séance de coaching ».

D’emblée, le choix du lieu oriente la conduite du travail. Lorsqu’une séance se déroule dans les locaux de l’entreprise commanditaire, le coach se préoccupe le plus souvent d’investir ce lieu qui n’est pas le sien de façon à pouvoir y recevoir la personne qu’il accompagne dans un à-côté de ses espaces de travail habituels. De la même façon, lorsque la personne coachée se déplace jusqu’au bureau ou au cabinet du coach, ce déplacement physique lui permet de se rendre dans un lieu à l’écart des parcours routiniers de son activité, pour y mener un travail de prise de distance avec les questions et problématiques qu’elle souhaite travailler en séance. En un sens, le déplacement jusqu’au lieu de la séance (à l’écart ou à côté) est constitutif de la mise au travail.

Bien sûr, lors de séances par téléphone ou par visioconférence, il est possible de proposer des micro-actions de déplacement : inviter la personne coachée à changer de place dans son espace ; à régler différemment ses lumières ; à changer de pièce pour un environnement sonore plus discret lorsqu’il s’agit d’une séance par téléphone ; à consacrer un temps de préparation à l’entretien. Plus fondamentalement, l’expérience de séances par téléphone ou par visioconférence nous renvoie à l’importance de définir ce qui se passe spécifiquement dans le lieu d’une séance en face-à-face.

Tout d’abord ceci : une rencontre exclusive qui confronte à la présence de l’autre. En effet, une fois choisi, le lieu de la séance n’est accessible qu’au coach et à la personne coachée ; sauf exception, la porte est fermée ainsi que les téléphones. Cela crée une situation de huis clos, dans lequel la personne coachée fait face au coach en position de seul autre. Ensuite, ce qui se passe dans ce lieu (à l’écart ou à côté), c’est une expérience de discontinuité. La séance en face-à-face permet de couper avec l’environnement de travail, dont les flux d’informations, courriels, réseaux sociaux, appels téléphoniques constituent la trame ordinaire.

En quoi le huis clos et la discontinuité participent-ils d’un processus de coaching ? Ils placent le coach en position de seul autre durant le temps de la séance, sans recours à des interactions avec d’autres autres, et ce dès lors que le coach accepte de soutenir cette position. En effet, dans le huis clos et la discontinuité, c’est à ce seul autre présent qu’est le coach que la personne accompagnée va adresser sa parole.

Les séances par téléphone ou en visioconférence s’inscrivent dans un rapport tout à fait différent au huis clos et à la discontinuité. En effet, la détermination du lieu choisi par la personne coachée pour la séance, quelles que soient les précisions éventuellement posées par le coach, échappe à la responsabilité du coach et reste soumis à des interpellations extérieures multiples. D’un certain point de vue, la personne coachée se trouve ainsi invitée à assurer elle-même les conditions minimales de faisabilité d’une séance, ou encore, parfois, à produire elle-même, de façon plus ou moins consciente, des conditions qui l’affaiblissent.

De plus, l’interposition des outils que sont le téléphone ou l’ordinateur place la séance dans une continuité d’environnement avec les autres activités professionnelles de la personne coachée, et la prive ainsi de la mise au travail posée par le déplacement jusqu’au lieu de la séance se déroulant au cabinet du coach. Quant au coach, l’usage du téléphone ou de l’ordinateur exige de lui un effort supplémentaire pour abstraire les signes qui lui parviennent de la personne coachée (son, ou image et son) d’un environnement parfois peu favorable, tout au moins symboliquement, au travail de parole.

Car parler en séance est bien un travail, travail du coach pour créer les conditions de la parole, et travail de la personne coachée pour dégager sa parole des usages habituels en contexte professionnel, processus dont le huis clos et la discontinuité assurent le support.

Que veut dire parler ?

La centralité du travail de parole est ce qui différencie l’accompagnement proposé par un coach des interventions d’un consultant ou d’un formateur. C’est ce travail de parole qui fonde la position spécifique du coach, en tant qu’elle contribue au développement du potentiel et du savoir-faire par d’autres moyens que la transmission de connaissances ou de conseils.

Dans un court texte surprenant, intitulé De l’élaboration progressive des idées par la parole, le dramaturge Heinrich von Kleist (1777-1811) écrit : « Lorsque tu veux savoir quelque chose et que tu n’y parviens pas par la réflexion intérieure, je te conseille alors d’en parler avec le premier venu ». Un siècle avant la mise au point de la talking cure par Sigmund Freud, Kleist met en évidence le fait que l’accès à un certain savoir pour soi passe par un usage de la parole adressée, non pas à un sachant qui détiendrait ce savoir, mais à un non-sachant qui se laisse saisir comme lieu d’adresse de cette parole. En effet, précise-t-il, ce « premier venu », il ne s’agit pas de « l’interroger », mais de « lui parler d’abord ». Nous retrouvons là possiblement la position du coach, qui n’apporte pas de connaissances ou de conseils, mais contribue à l’élaboration par la personne coachée de sa propre réponse, une élaboration qui opère par le travail de parole.

Dans ses conférences à la Sorbonne en 1964, le philosophe Jean-François Lyotard interroge devant ses élèves la relation entre parler et penser, déjouant cette idée très répandue d’une pensée conçue « comme une substance interne, cachée, dont la parole ne serait que la servante et la messagère déléguée aux affaires extérieures. » Dans son propos, il identifie l’expérience d’une parole vivante, « qui n’est pas celle de la récitation d’un discours préfabriqué », mais qui « est celle d’une mise au point sur l’interlocuteur, sur les questions qu’il lance vers nous et qu’il nous oblige à lancer vers ce que nous pensions, vers notre propre message, ou ce que nous croyions être tel ». Avec cette notion de mise au point sur l’interlocuteur, il permet de revenir sur la place du coach dans la séance en présence, en tant que lieu d’adresse sur lequel la personne coachée effectue une mise au point, par une parole qui n’est pas de l’ordre d’un discours préfabriqué.

Comment une séance en face-à-face permet-elle spécifiquement de sortir d’un discours préfabriqué ? Alors qu’un discours prétend à l’univocité et à la cohérence, la parole vivante de la mise au point se présente d’abord sous une forme brouillée, confuse, chargée de tâtonnements, de contradictions, d’impasses, d’ambivalence. Cette plurivocité ne se dégage parfois du registre du discours que par des signifiants portés par le corps. Là où la personne accompagnée tente de stabiliser un discours recevable, c’est son corps qui fait entendre l’arrière-fond d’une parole pas encore accessible. Le corps en présence adresse des signifiants à cet autre présent qu’est le coach qui peut les repérer : agitation, inertie, rougeur, pâleur, transpiration, autant de signifiants faisant entendre les hiatus ou les discordances d’un discours dont cherche à se dégager une parole vive, que le coach peut soutenir en tenant sa position.

La parole ne saurait se réduire à l’émission d’un signal sonore dont le téléphone assurerait le relais, et que soutiendrait l’image partielle et très cadrée telle que la produisent les dispositifs de visioconférence. En tant que processus de mobilisation d’une pensée en train de s’élaborer et de prendre forme par un jeu parfois subtil avec les émotions, elle implique tout le corps dans ce mouvement d’adresse à cet autre présent qu’est le coach qui, parce qu’il n’est pas seulement un « premier venu » (au sens de Kleist), autorise et soutient ce travail de dégagement d’une parole propre hors du registre du discours. Lors de séances se déroulant en visioconférences ou par téléphone, le coach doit alors concentrer son attention sur la voix et la « petite image » sur l’écran pour tenter de percevoir ce qui peut-être s’exprime de la personne coachée par des qualités de présence qui ne lui parviennent toutefois que tronquées et atténuées.

Le corps hors-jeu ?

Si le rapport au corps et à la présence a une importance centrale dans un dispositif de coaching, c’est dans le sens où ce rapport est précisément ce que les nouvelles mutations du travail tendent à mettre hors-jeu. Ce phénomène participe d’un trouble qui pèse sur les acteurs de la vie professionnelle, et que Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste, aborde dans un ouvrage intitulé La fragilité. Dans ce livre, il interroge la résignation contemporaine face à une perte de la puissance d’agir, qui repose notamment selon lui sur la valorisation de « l’individu » au détriment de « la personne », deux dimensions de l’être humain qu’il invite à précisément différencier. Alors qu’il définit la personne comme une instance de multiplicité, l’individu, écrit-il, « s’identifie uniquement à sa conscience : ni son corps, ni son milieu ne font partie de lui, pas plus que lui ne fait partie d’eux ». C’est pourquoi, « plus l’individu, en tant que création de la conscience, essaiera de dominer une situation complexe, plus la complexité sera grande et violente ». Cette différenciation qu’il opère entre la personne et l’individu permet de situer le rapport entre la conscience et le corps d’une façon pertinente pour penser l’avènement d’une parole vive dans le cadre d’un coaching.

En effet, la situation professionnelle qui amène une personne en coaching s’apparente à ce que Benasayag décrit comme « une complexité d’agencements, de compositions et de décompositions qui échappent par excellence au niveau conscient qui ne peut voir que la surface » et que la conscience va « essayer d’ordonner, de donner un sens (unique) au multiple de la situation » en procédant « de façon brutale et mortifère ». Alors même que les environnements professionnels sont les lieux d’une complexité croissante, les dispositifs d’évaluation des performances sont centrés sur l’individu, qui est alors attendu dans une position de maîtrise, valorisant la conscience au détriment du corps, au sens que propose Benasayag. En cela, c’est précisément l’autre dimension, celle de la « fragilité de la personne », qui peut être accueillie en coaching dès lors que le corps y a sa place.

Quelque chose opère ainsi spécifiquement dans la situation du face-à-face où la personne accompagnée est autorisée à être présente en tant que corps, c’est-à-dire à sortir de l’imaginaire de la maîtrise qu’amplifient le discours de la performance et la fluidité du numérique, et à risquer une parole possiblement confuse et contradictoire, s’élaborant à partir de l’expérience qui est la sienne de sa confrontation à la complexité. La présence du coach dans le face-à-face est la pierre d’angle de ce processus de parole incarnée, adressée à un autre présent et incarné, et qui autorise une parole incertaine. D’où la question posée aux coachs par l’usage des nouvelles technologies : comment signifier à la personne accompagnée que le coaching est bien ce lieu, spécifique et à l’écart, où la fragilité de sa personne dans toutes ses dimensions contradictoires peut prendre place et être entendue ?

Quel rapport ?

Le philosophe Bernard Stiegler propose de penser la technologie comme un pharmakon, reprenant à Jacques Derrida ce terme grec utilisé par Platon, et qui désigne tout à la fois le poison et le remède. « Le pharmakon ne peut jamais être simplement bénéfique », écrit Derrida dans La pharmacie de Platon. Cette notion de pharmakon invite à considérer les nouvelles technologies selon une double perspective. Tout d’abord, quelle que soit la puissance de conviction qui les porte, elles ne sont pas en elles-mêmes positives, curatives ou facilitatrices. Elles détiennent des potentialités dont l’usage est à penser avec discernement à partir d’une analyse précise des processus dans lesquelles elles interviennent, et les effets qu’elles génèrent. Sur un second plan, la notion de pharmakon indique la possibilité qu’un élément bénéfique dans un certain contexte soit toxique dans un autre, ce qui à nouveau sollicite le discernement concernant cette fois-ci l’analyse du contexte de la demande, et donc le diagnostic et la prescription. En un sens, appréhender l’usage des technologies de visioconférence en coaching comme un pharmakon met en évidence l’enjeu que constitue la capacité du coach à discerner pour se positionner.

Le vaste développement des technologies numériques dans l’organisation du travail, et la puissance du discours qui le promeut, en font un élément contextuel majeur des problématiques apportées dans le cadre des coachings professionnels, dont la mise au travail ne peut s’engager sans un positionnement du coach sur l’opportunité éventuelle d’adopter les modalités mêmes d’un phénomène qui affecte, sans qu’elle puisse toujours l’identifier, la personne en demande. Ce qui est ainsi interrogé, c’est la façon dont le coach investit une position de tiers, à même de fonder le choix du dispositif qu’il propose sur les exigences de sa conduite, en vue de rendre le service pour lequel il a été sollicité. Par le choix qu’il fait du lieu du coaching, le coach va prendre position et, s’il se l’autorise, établir à partir de là, avec la personne qu’il accompagne, un rapport visant à rendre possible pour elle l’accès à une autre dimension de sa propre parole que celle qu’elle entretient dans le cadre de ses activités habituelles. C’est ce en quoi précisément le choix du lieu et des modalités va orienter la potentialité différenciante du dispositif.

Le rapport qui s’établit avec la personne accompagnée l’engage dans un travail de parole dès lors que le coach soutient sa position de tiers, dans une certaine asymétrie de places et de rôles à même de générer la dynamique propre du processus qu’il conduit. Ce qui se passe alors en séance est un effet de ces décalages, de ces écarts, activant un travail de parole qui permet à la personne coachée d’être entendue dans les dimensions du multiple et du contradictoire qui la caractérisent, c’est-à-dire ce qui fait à la fois sa fragilité et sa singularité.

Daniel Migairou, 8 juin 2020