Texte paru dans l’ouvrage collectif Pour un coaching sans outil publié par la Société française de coaching, Éditions StoryLab, 2023.
Télémaque, ou l’éthique de l’errance. Lecture du Maître ignorant de Jacques Rancière.
1.
Tout à coup, quelqu’un fait une trouvaille. Quelque chose apparaît, s’invente, s’impose. Voilà qui a tout d’un surgissement, et semble être proprement magique. Pourtant, qui a travaillé, qui a réfléchi, qui a vécu sait pertinemment que ce qui émerge, apparaît et s’invente comme par magie, vient d’un long voyage. Ulysse n’a pas trouvé si facilement le chemin du retour, et pourtant, après tant d’épreuves, de doutes, d’angoisses, de souffrances, après avoir failli plusieurs fois désespérer, renoncer, abandonner, un beau jour, c’était là.
La pensée de l’efficacité, qui sous-tend et organise l’ensemble de notre économie, et à ce titre le monde du travail, cette pensée de l’efficacité est préoccupée de raccourcir le voyage d’Ulysse. Le monde du travail se plie, bon gré mal gré, à cette accélération, à cette injonction de trouver Ithaque plus vite. Pour cela, pour y croire, en la possibilité de trouver Ithaque plus vite, il faut avoir oublié, ou mieux encore n’avoir jamais lu, L’Odyssée. L’Odyssée, qui se transmet depuis des siècles comme un récit fondateur de l’humanité. Pourquoi donc tant de générations ont-elles considéré utile ou nécessaire de perpétuer la transmission de ce récit ? Peut-être parce que sans lui nous aurions tendance à croire que nous pourrions éviter toute errance, parce que L’Odyssée précisément enseigne que l’errance est inévitable à l’humain, qu’elle est le chemin de la trouvaille, le chemin vers l’issue, qui passe par une expérience de soi. Tenir bon avec l’errance, dans l’errance, voilà l’enseignement qui nous vient d’Ulysse, et qu’Homère a transmis.
Personne ne souhaite errer plusieurs dizaines d’années avant de trouver son chemin, et pourtant rien ne nous garantit que ce chemin sera plus court, et rien ne nous garantit que sans la ruse et la ténacité d’Ulysse, nous arriverons à bon port. L’enjeu des pratiques qui touchent directement à l’humain (la médecine ou l’enseignement par exemple) est de contribuer à la trouvaille sans nier la possibilité de l’errance. Éduquer, gouverner, analyser, les trois métiers impossibles selon Freud, sont pris dans cette contradiction nécessaire et insoluble : il s’agira de contribuer à ce que quelque chose puisse être trouvé, mais sans le garantir, ni pouvoir éviter les tâtonnements, les erreurs, les échecs, les déconvenues, ces pratiques restant marquées par l’irréductible incomplétude propre à l’humain, sous la forme de l’insuffisance, de l’inachevé, de l’errance.
Comment alors situer les pratiques d’accompagnement professionnel, qui pour une part semblent s’inscrire dans une logique de résultat, tout au moins de finalité, et qui pourtant relèvent pleinement des activités qui confrontent à l’humain dans sa complexité ? Quelle place font-elles à l’errance dans le déroulé des séances ? Sur quels savoirs le praticien étaye-t-il sa pratique ? Quelle position y occupe-t-il par rapport à la personne qu’il accompagne ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous prendrons comme guide non pas Ulysse mais Télémaque.
2.
Télémaque est le fils d’Ulysse, et sa vie a donné lieu à de multiples récits, bien au-delà du seul poème homérique. Ainsi Les aventures de Télémaque de Fénelon, qui en dix-huit livres parus en 1699, propose un récit détaillé des mésaventures de ce fils fidèle, déterminé, courageux, qui pourrait-on dire a gardé à son père sa place, en faisant en sorte qu’elle soit protégée du jeu des rapports de force entre les puissants d’Ithaque, qu’il s’agisse de sa place de roi ou d’époux. Si Ulysse à son retour peut reprendre sa place, non sans devoir recourir à un ultime stratagème, c’est notamment parce que Télémaque a veillé sur la place laissée vide – avec l’aide d’Athena –, sans que cette si longue absence altère sa confiance, il a combattu contre tous ceux qui s’appuyant sur la raison et le principe de réalité prétendaient la reprendre, il a pris la mer pour partir à la recherche de son père, faisant montre d’une confiance et d’une fidélité qui ont tout d’une position éthique, d’une position sur laquelle on ne cède pas.
Le Télémaque de Fénelon a été un des livres les plus lus au XVIIIème et XIXème siècle en Europe, traduit en de nombreuses langues. Et ce livre va jouer un rôle décisif dans une invention pédagogique surprenante, une sacrée trouvaille, qui est celle de Joseph Jacotot à partir de 1818 à Louvain, où il s’est exilé au retour de Louis XVIII. Il a alors 45 ans, a participé à la Révolution, puis à la période napoléonienne, a enseigné à l’École centrale de Dijon, puis a été substitut du directeur de l’École polytechnique. À Louvain, il est lecteur de littérature française à l’université, et ignorant la langue hollandaise, il se confronte à la question pédagogique suivante : comment assurer des cours sans parler la langue de ses élèves ? Le voilà conduit malgré lui à inventer quelque chose, une façon inédite d’enseigner, puisqu’il se trouve alors démuni des connaissances que traditionnellement l’enseignant transmet pas à pas à ses élèves.
Que fait alors Jacotot ? Il distribue à ses élèves un exemplaire du Télémaque de Fénelon en édition bilingue, et leur demande d’apprendre le texte français en s’aidant de la traduction. Il les engage dans un apprentissage dont ils détiennent le tout, en l’occurrence un tout, un livre. Le pari de Joseph Jacotot, qui est aussi pour lui une révélation, est alors d’oser enseigner ce qu’il ne peut expliquer, produisant ainsi de façon fulgurante une invention à même de renverser l’édifice de la très vieille logique éducative. Voici ses élèves déchiffrant, allant et venant entre le texte original et la traduction, commençant à faire des repérages, reconnaissant des mots, des tournures de phrase, dont ils sont amenés à se servir, car il leur est demandé de raconter en français ce qu’ils ont compris, puis chemin faisant, d’écrire en français ce qu’ils en pensent. Peut-on imaginer la surprise de Jacotot entendant ses premiers étudiants parler la langue qu’ils ignoraient quelques temps auparavant, sans être passé par le rabâchage des conjugaisons et des règles de grammaire, et surtout sans les explications du maître. Ainsi, ils avaient appris quelque chose sans explication, mais bien avec un maître qui en un sens leur avait enseigné en leur permettant d’apprendre par eux-mêmes, du fait même de cette position qu’il avait tenue avec eux, une position de maître, mais un maître ignorant. Le maître ignorant, tel est le titre de l’ouvrage que le philosophe Jacques Rancière a publié en 1987, et dans lequel il rend hommage à l’invention de Joseph Jacotot, sous-titrant son livre Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, poursuivant en quelque sorte jusqu’à nous le long voyage de Télémaque qui, passant par Fénelon et Jacotot, nous vient d’Homère.
3.
En quoi ce travail de pensée sur l’enseignement concerne-t-il les activités d’accompagnement ? Peut-être pour une première raison très simple, à savoir qu’un accompagnement est toujours mis en place à partir d’une demande d’aide, qui est formulée le plus souvent en des termes de cet ordre : « Je ne sais pas faire ceci… Je voudrais savoir faire cela… Je ne sais pas comment faire autrement… ». L’enseignement de Jacotot ouvre aux praticiens de l’accompagnement une possibilité de construire une pensée sur leur position. Dans Le maître ignorant, Jacques Rancière prend le temps de cerner et de développer les principes qui fondent l’enseignement de Jacotot, et notamment la remise en question du rapport qui est à la base de l’ensemble des dispositifs éducatifs et formatifs, et qui conduit à ce que, à un moment ou un autre du processus d’apprentissage, au début, pendant ou à la fin, l’apprenti, l’étudiant, l’élève, se trouve face à quelqu’un qui lui explique ce qu’il ne comprend pas. La différence entre les multiples approches éducatives ou de formation porte sur le moment auquel doit intervenir l’explication, et non sur le principe même d’expliquer. C’est-à-dire que quelque chose qu’ignore l’apprenti, l’élève, l’étudiant est su et compris par celui qui se charge de conduire ses études, son apprentissage, sa formation. L’autorité de l’enseignant réside alors dans son savoir, et surtout dans sa capacité à expliquer à l’autre qui étudie et qui apprend, ce qu’il ne comprend pas. Lorsque celui-ci butte depuis trop longtemps sur un problème, lorsqu’il est arrêté, lorsqu’il ne parvient pas à mobiliser les connaissances nécessaires, antérieures ou fraîchement acquises, alors l’enseignant, le formateur consent à ce moment qui est la clé de voûte de tout le système : le moment explicateur. La logique explicatrice de l’enseignement structure non seulement les apprentissages scolaires et universitaires – à l’exception de quelques approches pédagogiques intuitives et audacieuses mais restées marginales – mais aussi l’ensemble de la formation d’adultes. Une fois que l’école a inscrit dans les imaginaires la figure du maître savant – ou maître sachant –, il est bien difficile de l’en extraire, y compris en formation professionnelle, où c’est la notion d’expertise qui prend une place centrale, impliquant que l’autorité du maître repose sur un savoir issu de son expérience, un savoir que lui a et que les autres n’ont pas, un « avoir » inégalement réparti, et que le dispositif de formation va partiellement et progressivement transférer aux participants.
Or, selon Jacotot, l’apprentissage n’est pas une question d’avoir, il ne s’agit pas d’une acquisition mais d’une élaboration. Cette élaboration, insiste Rancière, s’apparente à une traduction : « Apprendre et comprendre sont deux manières d’exprimer le même acte de traduction » (*). C’est là l’enseignement du Télémaque. Car le Télémaque de Fénelon est un tout. Ce n’est pas un manuel, ce n’est pas un ensemble de fiches pédagogiques. C’est un tout, la tentative d’un tout, Fénelon tentant d’écrire à tous, à tout le monde. Les élèves de Jacotot sont face à une énigme, un texte incompréhensible, mais qui porte en lui-même un tout, dans lequel, se risquant, ils vont trouver ce dont ils ont besoin pour en produire une traduction, c’est-à-dire un « équivalent du texte, et non point sa raison », écrit Rancière. Ils renoncent ainsi à une hypothétique acquisition et s’engagent dans une traduction, qui restera instable, incomplète, prise entre l’errance des tâtonnements et la singularité des esquisses.
(*) : j’écris jusqu’à la fin de ce texte entre guillemets et en italique les citations extraites du livre de Jacques Rancière
4.
Confrontées à des situations qui leur posent problème, qui les troublent, qui les déstabilisent, les personnes qui sollicitent un accompagnement professionnel sont elles-mêmes dans des situations qui les confrontent à l’énigme, comme les élèves de Jacotot. Chaque fois que l’accompagnant comprend ce que vit la personne, chaque fois qu’il reconnaît qu’il a lui-même vécu des situations plus ou moins similaires, qu’il a de cette expérience tiré un savoir qu’il pourrait mettre à la disposition de la personne qu’il accompagne, même s’il voudrait que la personne trouve elle-même, même s’il a l’intention de soutenir l’effort de cette personne à trouver elle-même, par elle-même, ce que lui pense détenir, alors chaque fois, le praticien en accompagnement s’inscrit, qu’il le veuille ou non, qu’il en est ou non conscience, dans la vieille logique pédagogique, articulée sur le moment explicateur. Cette logique est si profondément inscrite dans nos rapports au réel et à l’autre, dans notre rapport au monde, que nous la perpétuons sans le savoir. La dimension humaniste et émancipatrice d’un accompagnement ne peut reposer sur les seules intentions du praticien, alors qu’elle est située ailleurs, dans le rapport qui s’institue entre le praticien et la personne qu’il accompagne, c’est-à-dire à partir de la position que le praticien s’autorise à occuper dans le dispositif qu’il conduit.
L’enjeu pour Joseph Jacotot est l’émancipation réelle, et non pas celle que promet le vieux système pédagogique, cette émancipation qui est précisément empêchée par le présupposé d’une inégalité des intelligences. À travers l’expérience du Télémaque, Jacotot met en lumière le lien entre le système d’éducation fondé sur l’explication et l’acceptation sociale des inégalités. « Qui enseigne sans émanciper abrutit. Et qui émancipe n’a pas à se préoccuper de ce que l’émancipé doit apprendre. Il apprendra ce qu’il voudra, rien peut-être ». Ainsi, l’enseignant émancipateur ne se préoccupe en rien du résultat attendu. Tout être humain peut apprendre parce que « la même intelligence est à l’œuvre dans toutes les productions de l’art humain ». Tout être humain est en capacité de produire sa propre élaboration du savoir qu’il vise, sauf s’il croit que l’autre qui enseigne a quelque chose qu’il n’a pas, et sauf bien sûr si l’enseignant soutient, par sa propre conviction qu’il détiendrait quelque chose qui manque à l’élève, cette croyance abrutissante.
Émanciper, à savoir permettre à une personne de « prendre la mesure de sa capacité intellectuelle et décider de son usage », n’est-ce pas là une des visées d’un accompagnement professionnel, auquel l’invention de Jacotot apporte une indication de première importance : ne pas se préoccuper de « ce que l’émancipé apprend ». Car s’il y a un vouloir apprendre et un vouloir savoir, il est borné pour chaque personne par ce que l’on pourrait appeler un « vouloir ne pas savoir insu ». Le maître ignorant n’est pas dupe : y arriver ou pas est entièrement entre les mains de celui auquel il enseigne, et qui est alors aux prises avec ses propres résistances, ses propres contradictions, dans l’impasse d’un « vouloir savoir » côtoyant un « vouloir ne pas savoir ». Voilà donc l’enseignant émancipateur sur une position précise, rigoureuse, impérieuse : ne pas vouloir ce que l’autre dit vouloir, ne pas comprendre ce pourquoi il n’y arrive pas, ce à cause de quoi il butte. Pour le dire autrement, ne pas chercher à comprendre ce dont l’autre se plaint, ne pas compatir à la plainte qu’il exprime. Car intervenir dans le processus d’élaboration de l’autre au nom d’un savoir ou d’une expertise, ce serait en un sens interposer un contenu partiel, adapté, orienté, entre cette personne et le tout qui s’exprime dans la situation qu’elle vit, un tout qu’il s’agit alors de lire et de traduire, comme le firent les élèves de Jacotot avec Télémaque. Encore pour cela faut-il accepter que c’est bien un tout, vaste, multiple, désordonné, que rencontre la personne dans la situation qui l’arrête.
Pour Jacotot, la pratique de l’enseignant préoccupé de ne pas abrutir repose sur deux actes, valant fondation de sa position de maître ignorant, et que décrit ainsi Jacques Rancière. Tout d’abord, le maître ignorant « interroge, il commande une parole, c’est-à-dire la manifestation d’une intelligence qui s’ignorait ou se délaissait ». Mais également, « il vérifie que le travail de cette intelligence se fait avec attention, que cette parole ne dit pas n’importe quoi pour se dérober à la contrainte ». Il y a bien une contrainte qui est posée par le maître : il s’agira de parler, de répondre aux questions posées, il s’agira donc de prendre place dans la dimension langagière de l’être humain, et de faire de la parole un usage responsable, à savoir celui de dire, et non de bavarder. « L’homme est un animal qui distingue très bien quand celui qui parle ne sait ce qu’il dit », écrit Joseph Jacotot. Encore faut-il que celui qui occupe la place de maître accepte d’entendre, c’est-à-dire de discerner ce qui est de l’ordre d’un discours et de qui est de l’ordre d’une parole de sujet. Interroger l’autre, l’inviter sans relâche à s’engager sur son dire, à se risquer dans une parole vraie : voilà des actes qui orientent le dialogue dans un sens proprement dialectique plutôt que didactique, et fondent la possibilité d’une émancipation, en l’occurrence d’un mouvement. Car n’est-ce pas pour retrouver la capacité à se mouvoir que des personnes demandent à être accompagnées, une capacité qui s’est dérobée ou éteinte dans ce moment de leur vie ou de leur parcours ?
5.
Ce fils comme ce père, Télémaque aussi bien qu’Ulysse, ne cèdent pas sur ce qui les tient. Cette détermination leur ouvre la possibilité de faire de l’errance une expérience pleine et entière, qui génère elle-même sa propre issue. C’est à une telle sorte de dialectique qu’invite Jacotot : si le maître ignorant ne cède pas sur sa façon de conduire le dispositif qu’il accepter de mener, l’élève pourra trouver le chemin de sa propre détermination, et supporter l’errance. En un sens, ce qui laisse à l’élève, ou à la personne accompagnée, une chance de se rapprocher de sa propre puissance d’agir, ici puissance d’apprendre, c’est que le maître, ou l’accompagnant, soit lui-même au plus près de son propre désir, soutenant l’engagement de l’élève, ou de la personne accompagnée « dans sa (propre) route, celle où il (elle) est le seul (la seule) à chercher et ne cesse de le faire ». On pourrait ainsi parler d’une éthique de l’errance, qui permet d’interroger aussi bien la position de l’enseignant que celle du praticien en accompagnement, dans les dispositifs qu’ils conduisent. L’errance, les parents souhaitent en général en préserver leurs enfants, et s’efforcent pour cela d’instaurer au sein de la famille les régularités et les stabilités nécessaires au développement du tout petit, multiplient les repères pour l’enfant qui, grandissant, ira voir au-delà. L’émancipation chez Jacotot s’entend comme la sortie d’une position dépendante, cette position que l’enfant a connue dans la famille, et que bien des structures sociales vont tenter de proroger, notamment à travers la pédagogie explicatrice qui explique très bien que pour l’autonomie, il faut toujours attendre encore un peu. Cette idéologie du progrès, à laquelle s’oppose le maître ignorant, diabolise l’errance et prive les sujets de l’expérience qu’elle recèle, et dont Jacotot démontre la fertilité.
L’émancipation chez Jacotot, c’est se saisir (ou se ressaisir) de la parole comme acte, un acte qui engage celui qui parle dans sa pensée et dans son corps, dans ses choix et dans ses relations. C’est pour cela que la dimension émancipatrice du maître ignorant repose sur les questions qu’il adresse et non sur des conseils ou des explications qu’en l’occurrence, il ne donne pas. En un sens, Jacotot ferraille bien avant l’heure contre les théories de la communication, qui au XXème siècle, vont rabattre la parole sur l’information, sur le message, et gommer dans l’expérience de parler ce qui fait poids, ce qui s’enracine et se déploie dans l’histoire du sujet, dans son rapport aux proches, aux autres, au monde qui est le sien. Les élèves de Jacotot s’émancipent par l’acte de parler, en s’inscrivant dans la dimension langagière où la parole est un acte de sujet dès lors que ce sujet se risque à parler sans savoir à l’avance ce qu’il va dire et assume l’errance possible de son propos. D’où cette éthique, que Jacotot, dit Rancière, pousse jusqu’au tréfonds de la question politique, avec l’émancipation ici hors de l’ordre des discours, tels qu’ils sont requis dans les structures régies par des rapports de pouvoir, comme le sont les entreprises et les institutions.
Le sujet, que tente de faire taire l’ordre des discours, se fait entendre dans une demande d’accompagnement qui, de prime abord, cherche pourtant à épouser l’ordre du discours. Si ce n’est celui de l’entreprise dans laquelle travaille la personne (en disant souhaiter, par exemple, mieux occuper sa place, être plus performant, etc), ce sera un autre discours : mieux travailler, mieux s’épanouir dans son travail, trouver un poste plus conforme à ses vœux, une entreprise plus conforme à ses valeurs. Ce sur quoi Jacotot et Rancière attirent notre attention, c’est bien sur l’irréductibilité du conflit entre un sujet et une institution, toute institution produisant un discours auquel elle demande à ses membres de se soumettre, discours qui, depuis le XXème siècle, s’est nourri des apports des sciences – et maintenant des neurosciences – pour accroître son emprise sur les sujets. « La rhétorique a pour principe la guerre », écrit Rancière. Cet art de l’action du discours sur les esprits « ne cherche pas la compréhension, seulement l’anéantissement de la volonté adverse ». L’enseignement du maître ignorant se situe hors de toute rhétorique, il ouvre un espace pour la parole singulière d’un être parlant, qui, insiste Rancière, traduisant Jacotot, est toujours « le poète de lui-même et des choses », et ainsi producteur, auteur pourrait-on dire, d’une « poétique », qui est sa propre façon d’user du langage. C’est cette même poétique qui se pervertit « quand le poème se donne pour autre chose qu’un poème, quand il veut s’imposer comme vérité et forcer à l’acte ». Comment se place le praticien en accompagnement dans cet irréductible conflit entre poétique et rhétorique, si bien décrit par Jacques Rancière ?
Subtilement, Jacotot et Rancière nous donnent de quoi penser une position audacieuse dans l’accompagnement professionnel, position qui tombe à point nommé dans une période où les demandes émanent de sujets plus que jamais en souffrance de l’assignation à des discours sans recours, souffrance qui, paradoxalement, est accès à l’expérience d’un mouvement enfin possible, sans destination garantie. Si le maître est ignorant, en quoi est-il donc maître ? L’accompagnant est hors pouvoir, et c’est précisément lorsqu’il se refuse à la rhétorique, lorsqu’il tient une sorte de position vide, tout à l’écoute de ce qui de l’autre se fait connaître comme un désir, un désir d’apprendre, un désir d’agir, une position vide, à l’écoute, structurante pour l’autre de la reconnaissance de ce désir qui, ici, à l’écart, dans cet espace et ce temps qui lui sont dédiés, dans cet espace et ce temps hors discours de l’entreprise, hors discours du pouvoir, hors de toute logique de finalité, c’est alors que quelque chose peut s’amorcer avec le langage, une parole vraie dans sa singulière poétique.
Quelque chose traverse le temps, enseigne à qui sait lire, à qui sait prendre le temps, à qui ose traduire. Comme il en fut de L’Odyssée, traversant les époques, et vers laquelle nous ramène, via Télémaque, l’invention de Jacotot, portée jusqu’à nous par Jacques Rancière. Un texte, à déchiffrer, en faisant jouer, chacun à sa façon, chacun dans son style, sa façon singulière de lire et traduire. Quelque chose d’un poème, accessible seulement en s’extrayant des discours, en s’autorisant cette solitude sans laquelle la voix ne se risque pas à prendre corps. Cette solitude, ressource de l’invention à venir, fût-ce au prix de l’errance, solitude ingrate, inhospitalière, celle-là même à laquelle le maître se tient, cet étrange maître ignorant qui s’autorise d’un seul savoir : le savoir que la position qu’on tient est la clé des inventions, la clé des possibles.
Daniel Migairou, 18 septembre 2021