Aura
Quel renversement !
Jusqu’à présent, c’était aux promoteurs des nouvelles formes de télé-communication et de télé-travail de démontrer les avantages de leurs choix technologiques.
Ils le faisaient avec force arguments, portés par le discours du progrès.
Et voilà qu’aujourd’hui, c’est aux personnes qui privilégient la relation en présence, de faire la preuve de sa valeur ajoutée.
Apparemment, c’est un changement complet de référence : la télé-relation deviendrait-elle la norme, et la rencontre l’exception ?
Comment comprendre ce basculement, sinon comme l’effet d’un déplacement qui situe précisément aujourd’hui au centre de l’activité humaine la seule notion de résultat.
Qui soumet désormais la plupart des activités à une injonction d’efficacité, dont les effets doivent être mesurables et comptabilisables.
Le développement du télé-travail génère ainsi une nouvelle économie des espaces et des corps, qui bouleverse en profondeur les existences, et déborde la seule sphère professionnelle.
Vie de famille, vie privée, vie sociale, vie professionnelle, prennent forme indifférenciée dans des images de même format sur les mêmes écrans.
Désormais, il appartient à chacun de poser les limites de temps que les déplacements physiques entre des lieux distincts n’opèrent plus lorsqu’ils sont économisés.
Immobilisés dans des lieux indifférenciés face aux mêmes écrans, nous faisons l’expérience presqu’imperceptible d’une disparition des corps, qui deviennent images partielles, et s’absentent.
Une expérience troublante, dans laquelle des communications multiples et parfois très élaborées avec des autres aux corps absents, absentent en soi son propre corps, au point d’oublier de se lever et de marcher, au point de déclencher des lombalgies ou cervicalgies d’un nouveau type.
Quelque chose alors manque violemment, d’une violence sourde, quelque chose qui n’entre pas dans les livres de comptes de l’efficacité, mais qui affecte notre corps, notre rapport vivant au monde, notre capacité à relier intelligence et sensation, écoute et imagination, mouvement et présence.
Dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, écrit en 1935, le philosophe Walter Benjamin utilise le mot aura pour nommer cette authenticité propre à l’ici et maintenant, qui donne à une œuvre d’art originale toute son autorité.
En latin, aura signifiait atmosphère, et son premier sens dans la langue française au XIIe siècle était celui de vent doux, souffle du vent.
Qu’il s’agisse de travail, de vie sociale, de vie personnelle, la rencontre ici et maintenant avec un ou des autres en présence constitue une expérience sensible, ouvrant à des perceptions aussi subtiles que celle du vent, aussi vitales que celle du souffle.
Daniel Migairou, mai 2020