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Parler le travail au pied de la lettre

Texte issu de la communication présentée à l’occasion du Colloque Encontro international sobre el trabalho à Joao Pessoa, Brésil, août 2022, puis publié dans les actes du colloque.

Parler le travail au pied de la lettre : la créativité du dire dans l’accompagnement professionnel.

Résumé : À partir d’une pratique clinique d’accompagnement professionnel dans l’approche dite « de médiation singulière », ce texte interroge les conditions de possibilité d’un dire créatif en séance à partir de la capacité pour le praticien de se faire instituant d’un lieu de parole différentiel, à l’écart, lui permettant de faire entendre à la personne « ce qu’elle dit sans vouloir le dire », et que surtout elle n’entend pas. La position du praticien repose alors sur une différenciation entre parole et discours en séance.

Dire, sens, débord

Ce qui est dit, il est difficile de l’entendre sans y prêter un sens. C’est ainsi que la personne qui entend va produire le sens de ce qui est dit par celle qui parle. Quant à celle-ci, sa parole n’est pas dénuée d’intention, mais du fait même qu’elle parle, elle fait entendre autre chose que ce qu’elle croyait dire. D’où le malentendu si ordinaire entre les êtres parlants : souvent, dans ce que nous disons, nous sommes mal entendus. Parler au pied de la lettre, c’est cette expérience que rend possible pour une personne le fait que celui ou celle qui l’entend se retire des évidences, des implicites, du « bon sens », et se tient au plus près de la lettre de son dire afin de le lui faire entendre. Car le dire excède le dit (Lacan, 1953), le déborde, témoigne d’une dimension de sujet, en tant que se risquant à dire du réel quelque chose qui fait signe de sa singularité. Ce dire en excès du dit, en débord du dit, il permet à la singularité de la personne qui parle de tenter de s’articuler au réel qui l’interroge. Ce n’est qu’en tant qu’elle est « qui elle est » et non pas « qui elle croit qu’elle est », ni « qui il lui est demandé d’être » qu’elle peut accéder à une pensée singulière, une pensée qui s’élabore par et à travers son dire adressé à une autre personne qui l’entend. Cette pensée sur un réel qui interroge ou affecte, telle qu’elle prend forme à travers un dire singulier, elle est le lieu-même de la créativité. Une créativité qui prend appui sur ce dire nouant au réel des situations la singularité du sujet et d’un agir en devenir. Cette créativité du dire, quelles en sont aujourd’hui les conditions de possibilité en milieu professionnel ? C’est la question que soulève une demande d’accompagnement.

La demande et le discours

De prime abord, les demandes d’accompagnement professionnel se formulent dans des termes compatibles avec le contexte professionnel de la personne, et avec ce qu’elle imagine recevable de la part du praticien qu’elle sollicite. Il s’agit le plus souvent d’une demande d’aide pour faire face à un contexte professionnel qui la préoccupe, l’affecte, l’interroge. Elle voudrait pouvoir y voir plus clair, trouver des ressources nouvelles, prendre position, se lancer ou se relancer, etc… Elle prête au praticien un savoir sur le monde professionnel qui est le sien, et/ou sur une méthode de résolution de problèmes. Or un accompagnement professionnel n’est pas sollicité pour des questions techniques, qui relèvent d’une connaissance dans un champ objectif ou objectivable : droit, finance, informatique, etc, auquel cas, c’est un expert de cette technique qui serait sollicité. Cet accompagnement est sollicité pour des difficultés qui concernent un « à-côté-du-technique », une dimension « pas-seulement-technique ». Mais si c’est « pas-seulement-technique », alors qu’est-ce que c’est ? Un accompagnement professionnel est souvent sous-tendu par la question « qu’est-ce que c’est » : qu’est-ce que c’est qui ne va pas ? qu’est-ce que c’est qui manque ? qu’est-ce que c’est que je ne comprends pas ? C’est un « qu’est-ce que c’est » qui ne relève pas du monde des choses, mais qui se situe entre le monde des choses, l’humain au singulier et l’humain au pluriel ; entre le passé, le présent et le futur ; entre le réel, l‘imaginaire et le symbolique. En cela, l’accompagnement professionnel est souvent sollicité pour ce que l’on pourrait appeler une difficulté à penser, à penser ce qui se passe, à penser ce qui pourrait être fait. Combien de fois cette personne a-t-elle été confrontée à des difficultés qui n’étaient pas seulement techniques et qu’elle a résolues sans s’en rendre compte, en puisant dans son expérience, dans ses savoirs, en sollicitant les conseils d’un expert, le soutien d’un collègue ou d’un partenaire ? Mais cette fois-ci, cela l’arrête. Pour autant, ce que la personne formule dans ces termes qu’elle juge acceptables, c’est bien une demande d’aide à s’adapter à un contexte différent, ou parfois à un même contexte auquel elle ne parvient plus à s’adapter. Cette adaptation qui est demandée, elle attend d’abord du praticien une adhésion aux évidences et aux implicites qui la sous-tendent. En un sens, la personne demande au praticien de considérer sa problématique comme étant seulement technique, et s’inscrit ainsi de fait dans un discours dont elle-même serait l’objet, un objet en défaut. Or sa parole fait entendre autre chose, elle fait entendre que quelque chose l’entrave, quelque chose sur quoi elle bute et qui l’arrête dans son mouvement de pensée sur les situations qu’elle vit. L’enjeu de l’accompagnement serait-il alors de créer pour la personne les conditions d’une parole de sujet sur les situations qu’elle rencontre, une parole qui pour cela soit à même de se démarquer du discours qui l’enserre ?

La parole pliée à une logique instrumentale

Car parler, au travail, cela ne va pas de soi. Parler, ce n’est pas seulement donner des informations, des indications, des ordres, même si c’est là l’usage de la parole qui prévaut dans les milieux professionnels. L’activité de travail a toujours impliqué un usage fonctionnel de la parole, nécessaire à la coopération entre les personnes, à la coordination de leurs actions, à la transmission de consignes, de conseils, de mises en garde. Mais depuis une trentaine d’années, les technologies de l’information ont généré de profondes mutations dans les façons de travailler, que ce soit dans des entreprises privées ou publiques, dans des associations ou pour des travailleurs indépendants. C’est l’ensemble du rapport au travail qui passe désormais par un usage de systèmes d’information articulés autour de procédures. La parole y est considérée comme l’un des moyens de transmettre des informations, mais un moyen moins moderne, par exemple, que celui de « l’écrit instantané » du message électronique que ses caractéristiques rendent plus compatible avec les systèmes d’information : stable, car il peut être consulté plusieurs fois et archivé ; fluide, car quelle que soit sa longueur, il atteint son destinataire en une fraction de seconde, que celui-ci soit disponible ou pas ; visuel, car la lecture sollicite la vue, sens qui prédomine sur l’ouïe, et le message peut être vu et parcouru en tous sens là où la parole se déroule suivant un fil. C’est ainsi que la parole se voit considérée comme un moyen d’information et de communication un peu désuet, dans des activités de travail centrées désormais sur des logiques de performance (Han, 2014). Ces logiques de performance s’appuient sur les différents vecteurs d’information, et à ce titre plient la parole à l’ordre d’un discours instrumental, de la même façon que l’exercice de certaines tâches imprime physiquement ses plis à l’usage du corps. Les plis ainsi inscrits dans la parole sont d’autant plus profonds que se raréfient, en milieu professionnel, les lieux et les conditions d’une parole autre, c’est-à-dire en un sens une parole dépliée. D’une instrumentalisation normale de la parole dans les contextes qui l’ont toujours exigée, nous sommes passés à l’absorption de la parole dans une logique d’information et de communication régie par des systèmes et des procédures. La modalité du discours, en tant qu’usage de la parole afin de produire un effet sur l’autre et d’en obtenir quelque chose, s’étend à ce qui reste de « parlé » dans les échanges d’information liés à l’activité de travail. Cette extension de l’emprise du discours sur leur propre usage de la parole plonge les personnes dans un désarroi souvent difficile pour elles à identifier, et que l’on pourrait appeler la perte d’accès à une parole pleine (Lacan, 1953).

Failles du discours et dire créatif

Tout être parlant use du langage dans la forme qu’est la langue, cette langue précise qu’il parle, et qu’il parle inévitablement de façon singulière. Une personne se laisse traverser par la langue, et lui donne en parlant, à cette langue, une forme qui, de par la situation dans laquelle cette parole s’énonce, fait signe de ce qu’il en est de sa singularité. Ainsi, sa façon de parler peut tout aussi bien faire entendre la prise sur elle d’un ou de plusieurs discours, ces discours dont la fonction est d’organiser la parole, de la structurer, de l’orienter afin qu’elle produise un effet sur d’autres personnes. Prise dans un discours, la parole fait signe avant tout de ce que c’est « de l’autre » qui parle par ce discours à travers la parole de l’un, dont à ce moment précis la dimension de sujet reste en retrait et, en un sens, s’absente. C’est en quelque sorte cette absence de la dimension de sujet que, dans la séance d’accompagnement, le praticien peut valider ou tout au contraire interroger. Il validera cette absence s’il répond à la demande d’adaptation, en consentant à se faire le prestataire de ce que le discours de la personne rabat sur une problématique technique. De même, il validera cette absence en se faisant sourd à ce que la parole de la personne fait entendre comme dissonance par rapport au discours qu’elle tient. En revanche, le praticien interrogera cette absence de la dimension de sujet en portant son attention sur ce qui, de la parole de la personne, se disjoint du discours qu’elle cherche à épouser. Car des interstices s’ouvrent inévitablement dans le déroulé du discours. C’est par ces interstices que cette absence du sujet se manifeste comme un retrait, un retrait qui tout à la fois témoigne de sa présence. C’est par ces interstices qu’un dire créatif peut se risquer en dehors des chemins balisés du discours. Un dire créatif surgit par une parole pleine, une parole qui, échappant à la personne qui parle, vient dire quelque chose qu’elle ne sait pas savoir ou qu’elle croit ignorer, un dire qui la surprend, ou que le plus souvent elle ne s’entend pas dire. Le praticien peut alors soutenir la personne dans ce qu’elle ignore venir chercher, alors même qu’elle l’a sollicité par une demande tout à fait normale, normée, prévisible, une demande d’aide face à une situation par rapport à laquelle elle se sent en défaut. Ce qu’elle ne demande pas – mais précisément ce n’est pas demandable –, c’est cela qu’elle vient chercher en l’ignorant, et dont elle fait signe au praticien : un lieu pour une parole pleine, une parole sans anticipation, sans calcul. Une parole sur ce qu’elle vit au travail et que le contexte de travail rend impossible.

Instituance, épiphanie

Venir en séance, c’est pour la personne entrer dans un espace-temps dont le praticien pose et tient les règles, dans une plus ou moins grande continuité langagière avec l’environnement professionnel de la personne. La façon dont le praticien la reçoit dans cet espace-temps, la façon dont il use lui-même de la parole pour poser le cadre de cet accompagnement, vont constituer pour la personne une expérience de « prendre place ». Repose alors sur le praticien la responsabilité de donner à cette personne une place qui ne lui interdise pas de parler, ou, plus exactement, une place qu’elle puisse occuper sans qu’un discours y soit attendu. Ce qui s’opère alors ainsi, c’est une forme « d’instituance » à une dimension de sujet, le praticien accordant à la personne non seulement une place, mais une place en tant qu’être parlant. Le praticien donne à cet espace-temps une valeur contenante (Winnicott, 1971) autorisant un jeu dans le rapport entre parole et discours, donnant du jeu à la parole qui peut ainsi, deci delà, se désaccoller du discours. C’est ainsi que peut émerger une parole pleine, et que la personne pourra reconnaître son dire tel que le praticien va s’autoriser à l’entendre, c’est-à-dire tel qu’il va l’autoriser à s’y risquer. Car c’est toujours un risque de parler, c’est toujours un risque de se laisser surprendre par ce qui ne peut plus alors ne pas se dire, et qui expose la personne dans sa dimension de sujet. Cette épiphanie du dire ouvre alors pour la personne la possibilité d’un rapport singulier aux situations qui l’arrêtaient et l’ont conduite à solliciter un accompagnement. Dans ces ouvertures que crée la parole pleine, soutenue par le praticien, la personne peut alors questionner son travail « au pied de la lettre de son dire », un dire créateur des conditions de possibilité d’une pensée sur ces situations. Dans ces conditions, l’accompagnement professionnel n’est pas dépourvu d’une dimension clinique : une clinique du sujet au travail, une clinique de l’être parlant, cet être « parlant et pensant » tel qu’il est mis en porte à faux, en milieu professionnel, par l’emprise du discours de la performance.


Bibliographie
Han, B-C, Psychopolitique, Le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir, 2014
Lacan, J ., Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, 1953
Winnicott, D, Jeu et réalité, 1971