Bord de mare (Fabliau)
Texte paru dans l’ouvrage collectif Pour un coaching sans outil publié par la Société française de coaching, Éditions StoryLab, 2023.
Bord de mare (Fabliau).
Vous connaissez l’histoire. C’est l’histoire de la grenouille qui va mourir cuite dans une eau chauffée suffisamment lentement pour qu’elle n’en soit pas alertée. C’est une histoire connue et archiconnue, qui fait fonction de fable. Imaginons Candide qui pose la question que l’on n’attendait pas : pourquoi donc la grenouille ne s’inquiète-t-elle pas de ce dispositif dont elle est entourée ?
Car cette expérience que rapporte la fable, elle nécessite indiscutablement tout un dispositif. Il doit bien y avoir une certaine activité autour de la grenouille, un appareil de chauffage, ou une source de chaleur, un feu, et aussi bien sûr quelqu’un ou quelques-uns pour activer cette technique de chauffage. Peut-être se font-ils très discrets. Mais peuvent-ils éviter de laisser des indices que quelque chose se trame ? D’autant qu’il doit y avoir dans les parages des observateurs, ou tout au moins des caméras.
Pourquoi donc la grenouille n’en est-elle pas alertée ?
Peut-être pour la raison suivante : la grenouille n’a pas de conscience de soi ni du monde. Le comportement de la grenouille est régi par un ensemble d’instincts innés, qui lui sont transmis héréditairement, et elle n’a pas de conscience de soi ni de conscience du monde. Cela ne veut pas dire qu’elle n’est pas capable d’invention, et de beaucoup d’astuces pour survivre, mais seulement à partir de ce qui lui a été transmis : elle est donc entièrement régie par le passé, par un déterminisme absolu.
Car cette conscience de soi et du monde qui lui fait défaut, et dont nous, les humains, disposons, elle n’est peut-être pas sans lien avec cet autre trait qui nous différencie de tout autre être vivant, et qui est d’être des êtres parlants, des êtres de langage.
Certes, les animaux disposent de moyens de communication. Ils sont tout à fait à même de se transmettre des informations liées à des phénomènes dont il existe pour eux des signes permettant de les faire savoir à d’autres. Les phénomènes en question concernent un présent factuel. Ainsi, cela peut être de prévenir de l’arrivée d’un prédateur. Ou encore une abeille peut faire savoir à d’autres abeilles comment aller jusqu’à une source de nourriture qu’elle a trouvée, éventuellement la qualité de cette nourriture. Mais elle ne pourra pas lui dire que le goût de cette nourriture lui a évoqué un souvenir de jeunesse. Elle ne pourra pas lui dire : j’en ai marre de passer la journée à transporter du nectar. Elle ne pourra pas le lui dire, tout simplement parce qu’elle n’en a pas marre, parce qu’elle n’est pas consciente qu’elle transporte du nectar, parce qu’elle n’a pas conscience qu’elle est une abeille. Un pigeon peut informer une pigeonne de ses intentions sexuelles à son endroit, mais pas lui dire ce qu’il ressent quand il la voit, ou lui dire qu’il a rêvé d’elle la nuit précédente. Les êtres parlants que nous sommes se servent certes en partie du langage pour se transmettre des informations, mais bien davantage pour exister dans le monde, avoir des relations avec certains autres, occuper une place en tant que quelqu’un qui porte un nom et qui est différent de tous les autres. Nous nous servons du langage pour dire, c’est-à-dire pour exister en tant que nous usons de la parole d’une façon qui nous singularise et nous inscrit dans un certain rapport au monde.
Revenons à notre grenouille. Se laisserait-elle cuire à petit feu parce qu’elle ne dispose pas du langage comme moyen d’exister et d’établir une certaine relation au monde ? Car, sans conscience du monde, comment pourrait-elle concevoir que le monde ou tout ou partie des êtres qui le peuplent soient l’objet d’une expérimentation ?
Pour un animal, être proie ou prédateur n’est qu’une réalité extrêmement prévisible : un prédateur ne tue jamais que pour se nourrir, et toujours un être vivant de l’espèce qu’il est programmé par son instinct de rechercher comme proie. Dans certaines espèces animales, de violents combats ont lieu entre mâles dominants, mais ces combats s’arrêtent bien avant la mort de l’un des combattants, et ne vont jamais jusqu’à la destruction de l’autre.
Que l’autre puisse être un objet, un objet d’étude, d’expérimentation, d’emprise, de jouissance, cela ne traversera jamais, ne serait-ce qu’un instant, l’esprit d’une grenouille.
Imaginons (au scandale !) que cette expérience faite avec une grenouille soit tentée avec un être humain. Que se passerait-il ?
Il faudrait tout d’abord, pour qu’il reste tranquille, lui donner une occupation, sans quoi il risque de bouger, sa curiosité le poussant à aller voir ailleurs, vu qu’ici il ne se passe pas grand-chose. rien de spécial, rien de nouveau.
Il faudrait donc que cet humain que l’expérience veut cuire à son insu soit occupé. Et que cette occupation le maintienne sur place, si possible dans une position relativement passive, de façon à ce qu’il consente à rester là et à s’occuper de peu. Qu’il soit occupé donc, à quelque chose qui le mobilise peu, mais qui l’accapare suffisamment pour qu’il ne soit pas trop attentif à son environnement et ne découvre pas incidemment le dispositif qui l’entoure, et dont il est l’objet.
Il se peut toutefois que la présence, certes discrète, des techniciens de cuisson, des observateurs, ainsi que des personnes qui s’occupent de son occupation, finisse par l’interroger. « Qu’est-ce donc que tout cela ?… Je suis en train de passer du temps à des activités de peu d’intérêt, mais cela semble correspondre à ce que l’on attend de moi. Je suis en un sens satisfait de cette satisfaction que je procure, mais je m’ennuie ». Les personnes qui s’occupent de son occupation sont alors préoccupées : « Comment allons-nous faire pour qu’il cesse de se tourmenter ainsi ? ». Leur vient alors l’idée de l’impliquer er de le responsabiliser sur le niveau de satisfaction que son occupation procure, de façon à ce que la gratification qu’il va recevoir en retour augmente d’autant sa propre satisfaction.
Mais il y a le corps qui envoie des signes troublants : ça se désaligne, le corps proteste, grince. Pourquoi donc ? Non pas parce que la température de l’eau augmente, elle augmente si lentement, c’est à peine perceptible, ça laisse le temps de s’adapter. Non, le corps proteste parce que cette passivité dans une occupation de si peu d’intérêt, cela finit par l’affecter : il y a un monde à découvrir, des expériences à vivre, et puis aussi peut-être quelques aménagements à réaliser dans ce monde qui est loin d’être parfait. Un être parlant, doté d’imagination, de valeurs, de rêves, ne pourrait-il pas un peu s’occuper de transformer le monde, plutôt que de consentir à ces occupations qui, avant tout, répondent à des demandes qu’on lui fait. Finalement, il s’est accoutumé à cela, il est devenu lui-même un peu demandeur de ces demandes des autres auxquelles il va répondre. C’est répétitif, mais cela lui procure une indéniable satisfaction.
Et pourtant, c’est bien là que ça coince, pour lui, pour cet humain qui barbote : il se sent coincé dans cette satisfaction répétitive à laquelle il s’emploie, et qui l’attache à cet endroit, à cet endroit qu’il ne connaît pas si bien que ça, qu’il n’a jamais trop pris le temps de regarder, ni d’essayer de comprendre comment ça marche et à quoi ça sert. Très tôt, il a trouvé certaines satisfactions auprès de ces personnes qui s’occupent de son occupation. Il n’a pas réfléchi plus que ça. Et c’est ça qui coince aujourd’hui, il sent qu’il y a vraiment quelque chose qui ne va pas. Il pourrait se dire que c’est lui qui ne va pas, mais il n’en est pas sûr. Il s’interroge.
Et là, les personnes qui s’occupent de son occupation ont senti qu’il fallait intervenir. Qu’il fallait proposer quelque chose de nouveau. Quelque chose de plus. Pour qu’il se sente écouté, compris, soulagé, et qu’il arrête de s’agiter, là où il barbote. Pour qu’il puisse se réaligner, qu’il puisse se réinvestir, et qu’il cesse de s’interroger.
La grenouille n’est pas consciente de la finitude de son existence, elle vit dans le pur présent. En un sens donc, elle ne meurt pas quand sa vie se termine.
Mais pour notre humain en pleine crise, le moment est peut-être venu de regarder en face sa propre mort. Peut-être lui ouvrira-t-elle les yeux sur ce jeu auquel il se prête depuis toujours et qu’il n’en peut plus de continuer à jouer, ce jeu dont il ne parvient plus à nier la facticité, la vacuité. Si la vie va finir, alors c’est la répétition qui est mortelle.
Et si maintenant, ce monde qu’il a fugacement entraperçu malgré les écrans de l’occupation, il se risquait enfin à partir à sa rencontre ?
Daniel Migairou
14 juillet 2022
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Post-scriptum : Ce que notre Candide ne savait pas, c’est que l’histoire de la grenouille n’est pas qu’une fable, mais une véritable expérience, réalisée en 1869 par le physiologiste allemand Friedrich Golz, expérience pour la réalisation de laquelle, il n’est pas inutile de le préciser, la grenouille avait été préalablement décérébrée.